-
Arpenter la nuit ≡ Leila Mottley
Arpenter la nuit
Leila Mottley
Éditions Albin Michel
2023
Traumavertissement : violences sexistes et sexuelles, racisme
« Je voulais juste une famille. Je voulais juste qu’il y ait un truc qui fonctionne, un truc qui soit à moi1. »
Kiara, une jeune fille noire de 17 ans, vit avec son frère Marcus âgé de deux ans de plus dans la ville d’Oakland, en Californie. À cause de la pauvreté, de la mort, de la prison, iels sont livré·es à elleux-mêmes.
« J’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu2. »
Arpenter la nuit commence lorsque le loyer double du jour au lendemain. Au bord du gouffre, Kiara supplie son frère Marcus de trouver du boulot pour qu’iels ne se retrouvent pas sous les ponts. Mais Marcus, fuyant et obstiné, pétri de chagrin et de rage, tente de percer dans le rap pour faire fortune et les sauver.
Kiara, plus terre à terre, tente de trouver un petit job. Les semaines passent, ponctuées des visites angoissantes du proprio qui réclame son loyer, et Kiara ne se fait embaucher nulle part.
Kiara prend sous son aile Trevor, son voisin de 9 ans, lui aussi livré à lui-même depuis que sa mère addict au crack est partie sans laisser d’adresse. Elle trouve du répit chez Alé, son amie butch et skateuse qui l’accueille dans le resto de ses parents.
Mais Kiara finit par se faire « attraper par la rue3 » lorsqu’un type la prend pour une prostituée dans le bar où elle était venue demander du travail. Elle commence à se prostituer pour payer le loyer, pour sauver Marcus et Trevor.
« Maintenant que j’ai couché une fois, je peux le refaire, c’est rien qu’un corps, voilà ce que je me répète. Rien que de la peau. Pas besoin que je me prenne la tête. C’est juste histoire de régler les loyers en retard4. »
Mon avis
Arpenter la nuit est une déflagration. J’ai été happée et envoûtée par cette lecture ! À travers l’histoire de Kiara, Leila Mottley, romancière et poétesse états-unienne noire née en 2002, fait entendre la voix des personnes qu’on n'écoute pas, qui sont abandonnées, détruites, tuées par le système capitaliste, raciste, patriarcal et corrompu.
On pourrait penser que l’autrice s’est acharnée sur son personnage. Mais, pour une jeune fille mineure, sexisée, racisée, queer, précaire, ce n’est apparemment qu’une question de temps avant l’écrasement final. Sans famille ni soutien de l’État, il suffit d’un enchaînement de circonstances et de galères : le chômage, l’addiction, la rue, le deal, le meurtre, la prison, la maladie, le décès…
Avec une langue captivante, brute, et empathique, Kiara raconte sa solitude, son lent pourrissement, mais aussi ses envies, son amour pour Alé, qui « a toujours eu des rêves immenses et une petite vie5 », son instinct maternel pour le petit Trevor, le soleil de sa vie, et pour son frère Marcus, sa boussole brisée. Il y a, dans la langueur de tout le bleu de Kiara, sa copine Shauna, devenue maman à 17 ans, l’hypnotique Camila qui guide ses premiers pas sur le trottoir, Marsha, la première femme blanche qu’elle voit de près, mais aussi les flics qui « se croient invincibles6 » dans leur uniforme.
Arpenter la nuit est un roman intime, puissant, engagé, féministe, qui nous documente autant qu’il nous tourmente. À partir d’un scandale qui a secoué la ville d’Okland en 2015 sous Obama, l’autrice s’inscrit dans le mouvement Black Lives Matter en participant à rendre visibles les femmes afro-américaines.
Ce roman devrait aussi nous mettre en garde : pourquoi Arpenter la nuit a-t-il rencontré un tel succès en France ? Sommes-nous séduit·es parce qu’on y voit une préfiguration des conséquences à long terme du macronisme ? parce qu’on se rassure en se disant que c’est pire aux États-Unis ? parce qu’on se délecte du voyeurisme ? parce qu’on est subjugué·es par le talent d’une si jeune autrice ? Pourquoi est-il une catharsis à nous, lecteurices français·es ? Qu’est-ce que ça dit de nous-mêmes, et de notre société à laquelle on ne peut/parvient pas véritablement échapper ? Dis-moi en commentaire ce que t’en penses !
Lisez aussi
Littérature
Axl Cendres Dysfonctionnelle
Jeanne Cordelier La Dérobade
Dorothy Allison L'Histoire de Bone
Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)
Virginie Despentes Baise-moi
Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes
Paulo Higgins Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu
Anahita Ettehadi Sur le dos de la main gauche
Jenni Fagan La Sauvage
Richard Krawiec Dandy
Récits
Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre
Essais
Virginie Despentes King Kong Théorie
James Baldwin Retour dans l’œil du cyclone
Didier Fassin La Force de l'ordre
Mathieu Rigouste La Domination policière
Sarah Dindo Entre taule et terre
Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges
Louise Morel Comment devenir lesbienne en dix étapes
Julia Serano Manifeste d'une femme trans
Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze
Pauline Le Gall Utopies féministes sur nos écrans
Illustrés
Cualli Carnago L’Histoire d’une huître
Léa Castor Corps à coeur Coeur à corps
Arpenter la nuit
(Nightcrawling)
Traduit de l'américain par Pauline Loquin
Leila Mottley
Éditions Albin Michel
Collection Terres d'Amérique
2022
416 pages
21,90 euros
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
Suivez-moi sur Instagram !
1. Page 262. -2. Page 138. -3. Page 159. -4. Page 70. -5. Page 101. -6. Page 147.
« 8 lectures engagées pour la Journée mondiale du livreMarseille trop puissante ≡ Margaux Mazellier (concours) »
Tags : Leila Mottley, Arpenter la nuit, lecture prostituée, roman prostituée, lecture queer, roman lesbien
-
Commentaires
Un de mes coup de coeur : quel roman fort.
Coucou ! Merci <3 Car c'est avec ta chronique que je l'ai repéré ;)