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Baise-moi ≡ Virginie Despentes
Baise-moi
Virginie Despentes
Grasset
1999
Traumavertissement : violences physiques et sexuelles.
Baise-moi, le premier livre publié par Virginie Despentes, a défrayé la chronique ! Et pour cause, il est effectivement très trash, cru, sordide et immoral, aussi bien dans les actes que dans le langage. J’ai pourtant dévoré ce road-trip de deux femmes aux abois, dont la vie a tout pour désespérer, et qui pourtant se fendent bien la gueule. En quoi est-il dérangeant ? Chronique garantie sans spoil majeur !
« Moi, tu sais, tant que c’est pas du sperme avarié qu’on m’envoie dans le fond, je supporte à peu près n’importe quoi1. »
Manu et Nadine ne se connaissent pas, pourtant elles ont beaucoup de choses en commun : ce sont deux femmes pauvres, précaires, foncedées, esseulées, désespérées et travailleuses du sexe.
Nadine, passionnée de punk-rock et plutôt réservée, se prostitue. Quant à Manu, ancienne actrice porno, « braillarde et débraillée2 », est excessive, excentrique, impudique, vulgaire.
Très vite, l’une et l’autre se retrouvent en cavale…
« Manu aime bien ce qui dépasse, tout ce qui dérape la fait rigoler. Elle a les envies larges et déplacées. Et la baise, c’est bien tout ce qu’elle a trouvé qui mérite encore un détour et quelques efforts3. »
« T’oublies pas qu’on est une équipe hors pair. On essaie de passer. Au moins, on leur fout un bordel sans précédent. Mais on se rend pas4. »
Lorsqu’elles se rencontrent, c’est la fusion. Désormais, l’une et l’autre ne se sentent plus seules, elles forment une équipe face à l’adversité, face à la police, face au monde entier. Leur amitié est instantanée, évidente, intime, inconditionnelle.
Ensemble, elles iront jusqu’au bout. Mais, surtout, en se marrant, comme elles ne se sont jamais marré de leur vie.
« [Nadine] prend sa main dans la sienne, elle a honte de son geste en même temps qu’elle le fait. Sauf que Manu mélange tout de suite ses doigts aux siens, et tient sa paume serrée à en faire péter les articulations. Nouées, crispées l’une dans l’autre. Invincibles, même si elles n’ont pas une seule chance5. »
« Putain, quelle chance on a, on est en train de rattraper toute une vie en quelques jours6. »
Durant leur cavale, Manu et Nadine n’ont plus aucun état d’âme. Elles improvisent, à rebours d’une société lissée, mesurée, calculée. Toutes les digues sociales et morales sautent. Elles se défoncent, elles baisent, elles volent, elles tuent. Elles se marrent plus que jamais, elles ont plein d’argent et plein de pouvoir.
« J’attraperais bien un surfer blond, lui coller mon gun sur la tempe et qu’il me lèche le clit pendant que je regarde les clips7. »
Toutes ces années à subir leur vie, désormais elles décident de leur destin. Elles ne sont plus des victimes. Elles sont puissantes et libres, elles ont une « sexualité d'hommes » (King Kong Théorie). Curieusement, ce qu’elles font permet à Nadine d’être enfin en accord avec elle-même : toutes les angoisses qu’elle a ressenties toute sa vie, pour tout et rien, se trouvent désormais justifiées par sa nouvelle vie de hors-la-loi.
« Il y a toujours eu cet espace entre [Nadine] et les gens, ce quelque chose de terrible qu’elle avait peur qu’ils découvrent et c’était ridicule puisqu’elle n’avait rien à cacher. Maintenant elle a de bonnes raisons de craindre leurs indiscrétions, de bonnes raisons pour trouver leur amabilité déplacée8. »
Mon avis
J’ai dévoré Baise-moi, le premier livre publié par Virginie Despentes, même s’il est dérangeant. Ce roman est effectivement très trash, cru, sordide et immoral, aussi bien dans les actes que dans le langage. Elles vivent par tous les orifices.
Leur violence semble gratuite, elles n’hésitent pas une seule seconde, elles n’ont pas peur, elles n’ont pas de remords. Mais on comprend que leur parcours les a amenées à se défouler : le désespoir, la pauvreté, le manque d’issue légale pour sortir de la pauvreté. Tout dans les descriptions respire la misère et la crasse. Elles renvoient d’un coup, dans tous les sens, sans discernement, les violences qu’elles ont avalées durant toute leur vie, si bien qu’on n’est même pas dans le registre de l’autodéfense (ce qu’Elsa Dorlin nomme le dirty care), de la vengeance ou de la justice réparatrice. Comme elles se savent sacrifiées par la société, elles prennent toutes les libertés que l’Etat infantilisant et totalitarisant leur interdit. Elles savent qu’elles sont en bas de l’échelle sociale, qu’elles n’ont aucune valeur dans la société, sauf là, durant leur cavale, où les médias se font volontiers le relais de leurs crimes…
Manu et Nadine parlent depuis les pauvres, les esseulé·es, les précaires, les moches, les racisé·es, les inadapté·es, celleux qui s’emmerdent, celleux qui n’ont aucun horizon, celleux qui sont trop raides pour prendre des décisions dans leur vie, celleux qui ne peuvent pas faire la révolution, ni même l’imaginer depuis leur trou.
« En fait, c’est un peu tous les coups qu’ont mal tourné. Tous ces trucs que tu tentes de faire et jamais rien ne réussit. Ça me fait penser au conte de la petite sirène. L’impression d’avoir consenti un énorme sacrifice pour avoir des jambes et te mêler aux autres. Et chaque pas est une douleur intolérable. Ce que les autres font avec une facilité déconcertante te demande des efforts incroyables. Arrive un moment où tu lâches l’affaire9. »
Leur rire est politique : elles ne se font jamais d’illusion sur le dénouement de leur cavale, si bien que, jusqu’au bout, elles en profitent à fond. Elles se prennent des grosses barres de rire, elles n’ont jamais autant ri de toute leur vie merdique. Elles sentent qu’elles n’ont pas « l’émotion adéquate10 », car elles devraient être terriblement angoissées et ne plus pouvoir dormir.
« S’exclure du monde, passer le cap. Être ce qu’on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. Marquer le coup. Ils veulent quelque chose pour la première page, elle peut faire ça pour eux11. »
Outre la violence démesurée, Manu et Nadine ont un rapport à leur corps bien particulier. Manu dédramatise les violences sexuelles, elle supprime la sacralité et la pureté conférées au corps des femmes, et du même coup, le pouvoir des hommes sur les corps des femmes. Si son vagin n’est plus sacré, alors les violences que celui-ci subit ne sont plus des violences, et les hommes ne peuvent plus la soumettre en la violant. C’est ce que théorisera plus tard Virginie Despentes dans son essai-récit King Kong Théorie (chronique à venir).
Quant à la prostitution, Nadine la prend pour ce qu’elle est : un travail rémunéré qui lui permet de maîtriser un peu sa vie et de conserver une indépendance financière et matérielle. Nadine ne voit pas pourquoi elle fournirait gratuitement ce service à un mari qui l’exploiterait toute sa vie et à l’infini. Virginie Despentes ne semble pas faire l’apologie de la prostitution : le roman n’occulte ni l’état de dissociation qui se produit lors de rapports sexuels non désirés, ni les aspects sordides de la prostitution (les clients qui ne se lavent pas, qui ont des demandes étranges ou qui se montrent violents). Mais, pour Nadine, la prostitution paraît plus intéressante que de travailler en tant que caissière ou femme de ménage. Et, pour celles et ceux qui sont sans diplôme ou au chômage depuis longtemps, qui sont sorti·es du « marché du travail », on peut imaginer que la prostitution est une option viable.
Dans Baise-moi, presque tout le monde en prend pour son grade. Manu et Nadine se lâchent sur les gens qui ont des « toutes petites idées, rabougries12 », les gens prétentieux, banals (à l’instar de Séverine), étroits d’esprit, superficiels, coincés ou hypocrites.
« [Séverine] se compose également une série de références culturelles qu’elle choisit comme ses accessoires vestimentaires : selon l’air du temps, avec un talent certain pour ressembler à sa voisine. Elle s’entretient donc la personnalité comme elle l’entretient l’épilation du maillot13. »
Manu et Nadine se lâchent sur les hommes violents, possessifs, qui se croient supérieurs, intelligents et virils, et sur les normes sexistes qui obligent les femmes à se surveiller perpétuellement.
« Le cul du mec monte et descend, blanc avec des boutons rouges et quelques poils noirs. [...] Il a les cheveux gras et les dents pourries sur le devant14. »
Elles se lâchent sur les gens de gauche qui se la jouent, qui font de grands discours sur la révolution, et qui prennent de haut les plus précaires alors que ces dernier·ères ont déjà assez à faire pour survivre jusqu’au lendemain.
« [L’étudiant de gauche] a l’esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d’émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d’âme. Le genre de type qui s’en tient au médiocre et s’en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner15. »
On retrouve le concept de feminist gaze d’Azélie Fayolle : c’est un roman écrit du point de vue de femmes, de ce qu’elles vivent et subissent, avec une volonté de rendre collectif un parcours singulier.
Est-ce que vous l’avez lu ? Est-ce que vous avez aimé ?
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Baise-moi
Virginie Despentes
Le Livre de poche
2016
288 pages
8,40 euros
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Tags : Virginie Despentes, baise-moi, livre prostitution, livre road-trip, littérature féministe, baise-moi avis, baise-moi critique
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Commentaires
2Icon94Mercredi 20 Septembre 2023 à 11:08On peut soutenir les idées féministes et n'avoir absolument aucune sympathie pour cette auteure (ni pour la plupart de ses œuvres)!-
Jeudi 21 Septembre 2023 à 10:58
Salut ! Oui, il y a heureusement plusieurs féminismes, plusieurs manières d'aborder les thématiques au sein de notre mouvement. Pour ma part, j'ai dévoré ce roman car j'avais envie d'en connaître la fin, et j'apprécie son style, ses thématiques fondamentales, mais je ne sais pas si j'ai aimé. Je compte bien poursuivre ma découverte de cette autrice reconnue pour ses positions LGBT !
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Je n'ai pas lu ce livre de Virginie Despentes, mais tu donnes envie car j'ai l'impression de retrouver ce que j'ai aimé dans Vernon Subutex : elle ne juge pas, elle n'a aucune vision moralisatrice ! Et ça, ça fait du bien, car c'est tellement rare ! Et l’histoire me fait penser à celle de Thlema et Louise : une amitié féminine qui se transforme en duo explosif face à la société patriarcale ! Merci pour cette recommandation !
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Mardi 26 Septembre 2023 à 10:57
Coucou ! Merci pour ton passage chez moi <3 J'ai (enfin) vu Thelma et Louise, après avoir lu et chroniqué Utopies féministes sur nos écrans, de Pauline Le Gall, publié aux éditions Daronnes, et je te rejoins totalement ! Le fait qu'elle ne soit pas moralisante est justement très troublant, peu habituel je dirais, mais j'apprécie cette approche différente.
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J'ai lu d'autres romans de cette autrice, qui ne m'avait pas plu. J'en ai abandonné certains.
Coucou ! Je comprends, le trash, moi ça me va un peu, mais pas si tous ses romans sont comme ça !