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Heineken en Afrique ≡ Olivier Van Beemen
Heineken en Afrique. Une multinationale décomplexée
Olivier Van Beemen
Éditions Rue de l’échiquier
2018
Merci aux éditions Rue de l’échiquier de m’avoir offert cet ouvrage.
Heineken, la marque de bière néerlandaise connue mondialement, mène des activités tout à fait répréhensibles en Afrique, tant sur le plan légal que sur le plan éthique. L’enquête d’Olivier Van Beemen à travers différents pays africains révèle des cas de corruption, de violation des droits humains, d’implication dans des crimes de guerre comme au Rwanda ou au Congo… Pourtant, la marque bénéficie d’une bonne réputation, grâce à une communication mensongère sur les prétendus bienfaits économiques et sociaux de son implantation en Afrique, et grâce à une stratégie marketing associant l’alcool à l’esprit festif et à la bonne santé.
« Au Rwanda ensanglanté, Heineken continue gaiement à brasser1 »
Heineken, la marque de bière néerlandaise, deuxième brasserie au monde, est aussi présente depuis près d’un siècle en Afrique, notamment au Nigeria, en Afrique du Sud, au Congo, en Éthiopie, au Rwanda, au Burundi… L’enquête d’Olivier Van Beemen, qui nous emmène de pays en pays, montre que Heineken parvient à développer son activité économique et à alléger sa fiscalité de manière plus ou moins légale, tout en conservant une image positive et philanthrope.
En effet, la multinationale tisse des liens étroits avec les gouvernements, souvent instables, pour bénéficier de cadeaux fiscaux et de passe-droits. Ces liens étroits relèvent clairement du conflit d’intérêt et de la corruption. La législation étant encore moins respectée qu’ailleurs, Heineken laisse entendre que le pays accueillant bénéficiera de retombées en matière de revenus et d’emplois grâce à l’implantation locale de la marque. C’est la fameuse et fumeuse théorie du ruissellement qu’on nous sert aussi en France : attirer les riches permettrait de créer un cercle économique et social vertueux.
Or, il n’en est rien, car l’économie ne se porte pas mieux. Les brasseries embauchent peu de personnes, pas mieux payées qu’ailleurs sur le territoire, et bafouent allègrement le droit du travail. Par exemple, les jeunes vendeuses de bières, des VRP qui vont de bars en bars, doivent implicitement contenter le client pour qu’il achète les bières : il s’agit ni plus ni moins de la prostitution d'une centaine de milliers de femmes en Afrique. Enfin, la plupart des matières premières sont importées d’Europe, ce qui nuit au commerce local.
« Entre-temps, à Maputo, la question se pose de plus en plus souvent de savoir si des investissements comme celui de Heineken rapportent effectivement quelque chose au pays ou s’ils coûtent au contraire de l’argent. L’ONG internationale ActionAid a récemment calculé que le Mozambique perd un bon demi-milliard par an à cause des réglementations fiscales favorables — et ajoute que moins d’un quart de cette somme suffirait à éduquer tous les enfants qui ne sont pas scolarisés2. »
Au-delà de l’aspect économique, les effets sociaux et sanitaires peuvent être terribles. Le choix de certaines céréales pour la fabrication des bières entraîne non seulement une uniformisation des cultures mais se fait aussi au détriment de la sécurité alimentaire dans des pays déjà sensibles aux changements climatiques. Par ailleurs, la marque profite du laxisme ou de la complicité des États pour rhabiller les villes aux couleurs des bières commercialisées. Ainsi, les affichages publicitaires polluent tous types de bâtiments, liés ou non à la consommation d’alcool : l’exemple le plus frappant est celui d’une école entièrement peinte aux couleurs de la bière locale. Construite par Heineken dans une zone fragile, l’école, équipée du strict minimum, sert surtout à montrer toute la philanthropie de la marque…
La marque est largement impliquée dans les crimes de guerre. Pour ne prendre que l’exemple du Rwanda, l’industrie de la bière a été florissante pendant le conflit : tout peut bien s’effondrer, Heineken tire son épingle du jeu en finançant les armées rebelles et en fournissant de la bière aux soldats.
« On peut se demander ce qu’un gros demi-siècle de domination économique de Heinekein a apporté à la population ? Une soif phénoménale, mais à part cela3 ? »
Mon avis
Après avoir lu l’ouvrage Le Dernier Verre de Daniel Schreiber qui questionne notre rapport ambivalent à l’alcool, j’ai lu Heineken en Afrique, une enquête de cinq années durant lesquelles l’auteur a longuement voyagé et rencontré de nombreuses personnes en lien avec Heineken.
Comme toutes les entreprises de cette envergue, Heineken a outrepassé pas mal de lois et de règles morales pour phagocyter le monde, et usé des mêmes stratagèmes que les autres. Mais le plus frappant dans les propos cités par Olivier Van Beemen, c’est que les gens (au sein de la firme et à l’extérieur) ont souvent l’impression d’obtenir les faveurs de la marque lorsqu’elle s’installe dans leur pays, en dépit des actes répréhensibles tant sur le plan légal que sur le plan éthique.
C’est certainement le plus terrible, et ce qui fait toute l’importance de cet ouvrage : Heineken bénéficie d’une image bienveillante. Or, la multinationale n’est pas une marque comme les autres : elle commercialise un produit dangereux. La question n’est pas pour moi d’avoir une position moralisatrice, mais de souligner combien la marque profite d’un manque de sensibilisation aux méfaits de l’alcool, particulièrement en Afrique, et des faiblesses humaines pour se faire un paquet d’argent. Cela dit, en France l’hypocrisie est à son comble : à côté des budgets publicitaires engagés pour associer l’alcool à la fête, à la détente et à l’esprit cool, la minuscule mention obligatoire sur l’abus d’alcool est invisible à force d’être « vue ».
Face aux critiques, Heineken dit avoir « pris conscience » des problèmes et promet d’« améliorer ses pratiques », à coups de communiqués prétendument philanthropiques et de programmes humanitaires dérisoires compte tenu des moyens dont dispose la marque, le tout salué par moult courbettes des représentant·es des droits humains.
Quelle peut être notre réaction en refermant le livre ? On ne saurait se contenter de boycotter la marque, car le boycott, individualisé et non concerté ne produit aucun effet, si ce n’est celui de laver notre conscience. La réaction qu’on peut avoir, ce n’est pas non plus de reporter notre soif d’alcool vers une autre marque internationale qui doit aussi cacher de gros dossiers sous le tapis. Non, il s’agirait plutôt de faire connaître les crimes de Heineken au plus grand nombre, d’où ma chronique, et de s’organiser collectivement pour provoquer la fin du système par des actions ciblées (des exemples parmi d’autres : blocages stratégiques d’une brasserie, d’une usine, des véhicules de transport…).
Seulement, soyons réalistes : d’un côté, Heineken est certainement prête à tout pour sauvegarder sa réputation, et semble avoir une base solide de salarié·es prêt·es à la défendre, tandis que de l’autre les médias et les pouvoirs publics ne se précipitent pas pour regarder sous le tapis. Aussi et surtout, on aime l’alcool et on se fiche bien de l’Afrique, n’est-ce pas ?
Lisez aussi
Le Dernier Verre Daniel Schreiber
Françafrique, la famille recomposée Collectif
Désobéir à la pub Collectif Les Désobéissants (pour ternir la réputation de la marque)
Théorie du tube de dentifrice Peter Singer (pour des pistes d’action, mais d'autres sont à venir)
Décolonial Stéphane Dufoix
Page dédiée à l'Afrique
1. Page 219. -2. Page 246. -3. Page 148.
Heineken en Afrique
Une multinationale décomplexée
Olivier Van Beemen
Traduit du néerlandais par Marie Hooghe
Éditions Rue de l’échiquier
2018
304 pages
20 euros
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Tags : Olivier Van Beemen, Afrique, Heineken, Rue de l'échiquier, bière, Rwanda, Nigeria, Congo, Ethiopie, Afrique du Sud
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Commentaires
Entendu un reportage sur ce sujet. Une marque interdite chez moi. Au diable la moralité pourvu qu'il y ait du pognon à se faire
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Mardi 12 Février 2019 à 12:13
Je crois malheureusement que, vu le fonctionnement économique et politique du monde, une entreprise doit être dirigée de manière amorale pour grossir et devenir une multinationale ! Seul les profits comptent, peu importe par quels moyens ils sont obtenus^^
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Très intéressant, je me souviens avoir lu un article sur ce scandale ...
Tu as malheureusement raison sur le boycott individualisé qui n'a peu ou carrément pas de portée ... Après, à titre moral, boycotter un produit qui ne nous plait me semble la base, il faut juste avoir conscience que ... ça ne sert à rien si on ne porte pas la cause plus haut, comme tu viens de le faire.
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Mardi 12 Mars 2019 à 16:58
Effectivement, le boycott a une utilité morale, pour se sentir bien avec soi-même, mais on ne peut pas considérer qu'il a une grande portée tant que cela reste à l'échelle individuelle ! Je suis très heureuse que tu suives mon blog, car il y a des accointances certaines entre nous :)
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J'adore le mea-culpa de la firme !
Haha ! Iels savent pas quoi répondre !