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Je vous écris de l’usine ≡ Jean-Pierre Levaray
Je vous écris de l’usine
Jean-Pierre Levaray
Éditions Libertalia
2016
L’ouvrage réunit 10 ans de chroniques dans le journal CQFD de Jean-Pierre Levaray, ouvrier spécialisé et syndicaliste CGT dans une usine d’engrais.
« Souvent on se dit qu’il faudrait achever [cette usine] en fin de vie avant qu’[elle] ne nous achève nous1. »
Jean-Pierre Levaray porte un regard lucide sur le quotidien de son usine rouennaise qui fabrique de l’engrais pour Total. À travers des portraits et des anecdotes révélatrices du monde ouvrier, il montre les gageures de notre modèle économique.
L’usine, classée Sévéso 2, est particulièrement vétuste, et pour cause : Total attend la fin des procès de la catastrophe d’AZF pour vendre l’usine et n’a donc aucune intention de faire des investissements. Dans une ségrégation autant spatiale que sociologique, les cols blancs se livrent à une intense activité de greenwashing et de socialwashing avec langue de bois, manipulations, chantage et rumeurs à l’appui. Pour les ouvriers, la tension et l’incertitude sont constantes : il y a ceux qui espèrent obtenir la préretraite grâce aux plans de sauvegarde pour l’emploi, ceux qui cherchent à être mutés dans une autre usine du groupe Total, ceux qui se sont résignés… Tandis que les uns gagnent de petites victoires grâce aux grèves, les autres, les actionnaires, s’en mettent plein les poches.
Les conditions de travail sont pénibles : avec les équipements vétustes et dangereux, c’est un peu la roulette russe. À qui le tour pour le prochain accident de travail, le plus souvent masqué par un aménagement de poste ? Sans compter les dégâts causés par l’amiante, la manipulation des produits chimiques, les horaires difficiles et la surcharge de travail due aux licenciements massifs, ni le recours à la sous-traitance et aux emplois précaires non formés qui mettent en danger tout le site. Le médecin du travail n’est même pas à temps plein sur le site, ce qui montre l’aberration du système !
Jean-Pierre Levaray raconte la souffrance au travail, tant physique et que psychologique, le désespoir et la dépression qui en ont gagné plus d’un. « L’usine ressemble à un champ de bataille et les morts s’accumulent2 », finit-il par lâcher.
Le paradoxe écologique est aussi présent tout au long de l’ouvrage : quelle politique la société peut-elle adopter entre la fermeture des usines pour dépollution et la conservation des emplois ?
« Quoi qu’il en soit, le procès [d’AZF] va pouvoir s’ouvrir en 2007. Y sera-t-il question de cette industrie que les patrons ont laissée péricliter, des ateliers vieillissants de plus en plus difficiles et dangereux à conduire, de toutes ces maîtrises de “coûts fixes” qui ont entraîné des réductions de personnel, de ces pseudo-mesures de sécurité qui se traduisent par un surcroît de paperasse plutôt que par des protections réelles ? Sera-t-il question aussi des bénéfices colossaux d’un trust comme Total (pour rappel, 12,5 milliards d’euros en 2005) qui ferme des usines pour être encore plus rentable ? Ou va-t-on parler seulement d’un drame dû à une “erreur humaine” ? Car en plus de ce que la population toulousaine a enduré le 21 septembre 2001 et qui mérite pour le moins réparation, c’est bel et bien l’implacable toute-puissance marchande qui devrait être au centre des débats. [...] Depuis l’explosion, la vie dans mon usine a changé : une prise de conscience des dangers qu’il y a à fabriquer de tels produits, de la nécessité de ne pas continuer obstinément à bousiller l'environnement et d'accélérer la fermeture des usines comme celle où je bosse. De là à applaudir quand on vous jette après usage3… »
Pour finir
Jean-Pierre Levaray, ouvrier spécialisé et militant à la CGT d’une usine d’engrais, n’a pas la langue dans sa poche. Pendant dix ans, il tient une rubrique mensuelle dans le journal CQFD sur le quotidien de son usine. Les luttes, les joies, la solidarité et les malheurs des copains ouvriers. Ce témoignage précieux, fait de portraits et de récits édifiants, devrait faire date dans la culture populaire.
La première chose qui frappe, c’est la violence des rapports sociaux, la lutte des classes insurmontable, la distance incommensurable entre les cols blancs et les cols bleus. Jean-Pierre a bien du mal à se mettre à la place des cadres et des dirigeants, et je le comprends ! Dans de savoureux passages, il nous raconte les réunions avec la direction au siège social de Total à La Défense, les réunions avec les autres syndicats, notamment avec la CFDT, un syndicat plutôt de droite dans son usine.
Un peu comme un ethnologue, l’auteur nous décrit la faune qui habite l’usine et l’occupation sociologique des lieux. Il montre comment les comportements individuels sont pris dans la vie collective de l’usine : les résignés, les lèche-culs, les révolutionnaires… On embrasse ici la culture populaire, l’attachement au lieu de travail et aux copains, mais on voit aussi combien la dégradation des conditions de travail a bien souvent raison des derniers moments conviviaux.
Publié par les éditions Libertalia et disponible sur la boutique en ligne de mon association, ce texte m’a beaucoup plu, car il fait écho à mon histoire familiale et aux événements d’AZF puisque j’y étais.
« Le PDG disant quasiment à chaque réunion : “La démocratie s’arrête aux bornes de l’entreprise”, ce qui n’est pas une information, mais qui, à force d’être asséné, donne une idée des gens qui nous dirigent. »
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1. Page 265. -2. Page 317. -3. Page 40. -4. Page 145.
Je vous écris de l’usine
Jean-Pierre Levaray
Préface de Hubert Truxler, dit « Marcel Durand »
Éditions Libertalia
2016
375 pages
15 euros
(dispo en poche sur alterlibris.fr, ma librairie associative)
Tags : Jean-Pierre Levaray, Hubert Truxler, Marcel Durant, Libertalia, usine, Total, CQFD, Je vous écris de l’usine, AZF
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Commentaires
Des rapports sociaux de plus en plus violents, malheureusement.
La condition ouvrière n'a jamais été bien rose en même temps ! En tout cas, le livre est d'actualité avec la manif de demain contre la loi EL Khomry et le mouvement social #Onvautmieuxqueça !!