• King Kong Théorie ≡ Virginie Despentes

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    King Kong Théorie

    Virginie Despentes

    Grasset

    2006

     

    Traumavertissement : violences sexuelles, viol, prostitution, pornographie

     

    Quinze ans après tout le monde, j’ai dévoré (deux fois) King Kong Théorie, un ouvrage fondamental dans la pensée féministe. Alors, je vous le demande : comment peut-on écrire un livre si petit, et pourtant si dense, intense et profond ? Virginie Despentes n’y va pas par quatre chemins : viol, prostitution, pornographie, harcèlement… Il faut avoir le ventre bien accroché, mais ce livre est accessible et fondamental, percutant et nuancé, violent et beau, tout à la fois.

    « La féminité, c’est la putasserie. L’art de la servilité1. »

    Virginie Despentes appelle à la révolution féministe qui nous assigne toustes, hommes et femmes, à notre rôle de genre. 

    Pour s’assurer une place dans la société hétéropatriarcale hypernormée et une sécurité toute relative, les femmes se coupent de leur puissance, elles s’empêchent d’être elles-mêmes, elles se diminuent spontanément et acceptent l’infériorité qu’on leur inculque. 

    La seule place qui nous est accordée, c’est celle de la bonne épouse, de la jeune fille modèle, de la femme hétéro qui gagne honnêtement son argent, qui se sacrifie pour son mari et ses enfants. Même si nous avons acquis une certaine indépendance au cours du XXe siècle, nous cherchons toujours à montrer aux hommes qu’ils n’ont rien à craindre de nous, que nous sommes toujours soumises aux injonctions patriarcales. Les normes féminines sont pleines d’injonctions paradoxales, contraignantes et finalement inatteignables. Et Virginie Despentes de conclure : « l’idéal de la femme blanche heureuse2 » n’existe pas.

    Toute transgression est punie. Chaque fois qu’une femme s’exprime, c’est le backlash assuré (voir les travaux de Susan Faludi), et Virginie Despentes peut en témoigner, car elle a essuyé des critiques très dures de la part d’hommes qui n’auraient pas osé agir de la même manière face à un homme. Nous devons nous taire et rester courtoises, car ce sont les hommes qui savent mieux que nous ce que nous sommes et ce que nous devons faire. Seules celles qui jouent le plus le jeu de la femme docile, douce et agréable pourront accéder aux sphères du pouvoir.

    « Les filles qui touchent au sexe tarifé, qui tirent en restant autonomes un avantage concret de leur position de femmes, doivent être publiquement punies3. »

    Nous devons vivre coupées de notre propre sexualité, et la vivre par le biais de l’homme. La masturbation féminine est totalement absente dans les films porno, largement empreints du male gaze

    Pour Virginie Despentes, le premier problème du porno, ce sont les conditions de travail des actrices, car ce sont toujours les hommes qui tirent profit de cette industrie. Mais pourquoi sont-elles autant victimisées, alors qu’elles sont littéralement au centre de l’écran, et qu’elles manifestent une « sexualité d’homme4 », à vouloir du sexe par tous les moyens, par tous les trous, comme un homme ? Pourquoi sont-elles toujours renvoyées à leur carrière d’actrices porno, même quand elles font autre chose, si ce n’est pour les punir d’avoir transgressé leur rôle de bonne épouse et de fille modèle ?

    « Nous voulons être des femmes convenables. Si le fantasme apparaît comme trouble, impur ou méprisable, nous le refoulons. Petites filles modèles, anges du foyer et bonnes mères, construites pour le bien-être d’autrui, pas pour sonder nos profondeurs. Nous sommes formatées pour éviter le contact avec nos propres sauvageries. D’abord convenir, d’abord penser à la satisfaction de l’autre. Tant pis pour tout ce qu’il faut faire taire de nous. Nos sexualités nous mettent en danger, les reconnaître, c’est peut-être en faire l’expérience, et toute expérience sexuelle pour une femme conduit à son exclusion du groupe5. »

    « Celles qu’on baise gratuitement doivent continuer de s’entendre dire qu’elles font le seul choix possible, sinon comment les tenir6 ? »

    Quant à la prostitution, Virginie Despentes ne l’enjolive pas du tout, mais son expérience personnelle l’a amenée à constater que la réalité était très diverse. Les profils des femmes prostituées sont très variés, elles ne sont pas toujours les victimes soumises, contraintes et droguées qu’on voit dans les médias, et la plupart d’entre elles ne font cela qu’un temps avant de passer à autre chose. 

    « Quand on est une pute, on sait ce qu’on est venue faire, pour combien, et tant mieux si par ailleurs on prend son pied ou on satisfait de la curiosité. Quand on est une femme libre de son choix, c’est beaucoup plus compliqué à gérer, moins léger, finalement7. »

    Pour elle, la prostitution a été une étape essentielle dans sa reconstruction après le viol qu’elle a subi à 17 ans par trois hommes armés. C’était une manière de se réapproprier le corps qu’on lui a pris de force, « une entreprise de dédommagement, billet après billet, de ce qui [lui] avait été pris par la brutalité8 ».

    En fait, Virginie Despentes voit en la prostitution une fonction repoussoir pour les femmes : nous ne devons pas gagner notre argent en vendant notre sexe, ce même sexe qui est l’objet de notre oppression. Selon elle, la bourgeoisie veut abolir la prostitution parce que, si elle était légalisée et exercée comme n’importe quel métier, dans des conditions confortables, elle constituerait une menace pour l’épouse bourgeoise qui acquiert sa sécurité financière et sociale en donnant ses services sexuels gratuitement. Or, pour certaines femmes, la vie de prostituée semble plus enviable qu’être caissière au supermarché, un boulot légal, difficile, chiant, hiérarchique et très mal rémunéré. Elle parle du « désert théorique9 » qui entoure la prostitution en France pour la maintenir dans la honte et l’obscurité et protéger la cellule familiale classique.

    « Mais le monde économique aujourd’hui étant ce qu’il est, c’est-à-dire une guerre froide et impitoyable, interdire l’exercice de la prostitution dans un cadre légal adéquat, c’est interdire spécifiquement à la classe féminine de s’enrichir, de tirer profit de sa propre stigmatisation10. »

    « Aucune femme ne doit tirer bénéfice de ses services sexuels hors le mariage. En aucun cas elle n’est assez adulte pour décider de faire commerce de ses charmes. Elle préfère forcément faire un métier honnête. Qui est jugé honnête par les instances morales. Et non dégradant. Puisque le sexe pour les femmes, hors l’amour, c’est toujours dégradant11. »

    « [Le viol] est fondateur. [...] C’est en même temps ce qui me défigure, et ce qui me constitue12. »

    À travers le viol qu’elle a subi en 1986, Virginie Despentes décrit les mécanismes et la construction sociale de la culture du viol (sans poser le terme puisqu’il a été popularisé en France par Noémie Renard en 2013) : l’apprentissage de notre impuissance et du silence, le désir masculin indomptable, le viol représenté comme un acte exceptionnel et violent, les victimes représentées comme, au mieux consentantes, au pire responsables de leur viol…

    Pourtant, depuis la parution de son premier roman Baise-moi, l’autrice a compris à quel point il était banal et « au centre, au cœur, socle de nos sexualités13 », ainsi que l’explique Valérie Rey-Robert. Quels que soient l’âge, la classe sociale ou le capital beauté qu’on nous attribue. Elle explique également que le viol est un acte de virilisation et une arme de soumission des autres hommes par l’intermédiaire des femmes.

    Virginie Despentes raconte que, lorsqu’elle a été violée, elle n’a pas trouvé dans la littérature de quoi panser ses plaies. Baise-moi est peut-être le livre qu’elle n’a pas eu à portée de main. Depuis la parution de ce premier roman en 1999, d’autres autrices et écrivaines ont pris la plume pour s’exprimer sur ce sujet, comme le montre Azélie Fayolle dans son grand ouvrage Des femmes et du style.

    « Les femmes donnent les enfants pour la guerre, et que les hommes acceptent d’aller se faire tuer pour sauver les intérêts de trois ou quatre crétins à courte vue14. »

    Virginie Despentes parle aussi du coût de la masculinité pour les hommes. Tout comme les femmes, ils sont pris dans des injonctions qui les maintiennent dans une « sévère restriction des émotions15 », un « festival de limitations imbéciles et stériles16 ». Un homme doit se montrer fort et agressif, et le montrer par tous les moyens : baiser beaucoup de femmes (surtout pas des hommes !) sans leur demander le mode d’emploi pour les faire jouir, gagner beaucoup d’argent, avoir une grosse voiture, adopter des comportements dangereux… 

    Elle livre un magnifique passage sur ces hommes qui n’entrent pas dans les cases : ceux qui montrent leur vulnérabilité et leur sensualité, qui sont timides et ne savent pas faire le premier pas, qui veulent s’occuper de leurs enfants, de leur foyer, qui ne veulent ni se battre, ni faire carrière, ni s’habiller avec des vêtements moches et tristes… 

    « On dirait qu’ils ont peur de s’avouer que ce dont ils ont vraiment envie, c’est de baiser les uns avec les autres. Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. ils se baisent à travers les femmes, beaucoup d’entre eux pensent déjà aux potes quand ils sont dans une chatte. Ils se regardent au cinéma, se donnent de beaux rôles, ils se trouvent puissants, fanfaronnent, n’en reviennent pas d’être aussi forts, beaux et courageux. Ils écrivent les uns pour les autres, ils se congratulent, ils se soutiennent17. »

    Finalement, la virilité est très fragile, elle semble reposer sur les mensonges qu’ils se racontent à eux-mêmes et que les femmes leur racontent pour ne pas froisser leur ego. Et ceux qui manquent le plus de confiance en eux sont ceux qui en font des caisses avec leur virilité !

    « Les femmes donnent les enfants pour la guerre, et [...] les hommes acceptent d’aller se faire tuer pour sauver les intérêts de trois ou quatre crétins à courte vue18. »

    Et la question qu’effleure Virginie Despentes est au fond : à qui profite la binarité des genres, si ce n’est à la classe bourgeoise et blanche ? Car nous ne sommes pas seulement assujetti·es à des catégories de genre, mais aussi à l’État capitaliste qui nous infantilise et nous maintient dans une insécurité permanente, en tant que consommateurices, mais aussi en tant que femmes et hommes. Que chacun·e reste à sa place : les femmes reproductrices de petits soldats qui seront appelés à la guerre quand il le faudra, au profit des grand·es capitalistes et dirigeant·es… Et le sujet est particulièrement d’actualité avec la guerre en Ukraine et en Palestine.

    « [Les hommes] oublient que cet avantage politique qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’État, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n’y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants19. »

    Mon avis

    Dans cet ouvrage percutant, acéré, accessible et très court (140 pages), Virginie Despentes mêle son expérience personnelle et son analyse nuancée de la société, qui embrasse d’un même regard la catégorie de genre, la classe sociale et la classe raciale.

    Il faut beaucoup de courage et de force pour s’exprimer publiquement. Une femme qui raconte les circonstances de son viol, ses années de prostitution, ses addictions, son harcèlement à la parution de chacun de ses livres, c’est une femme qui transgresse le silence qu’on lui a imposé, et qui se prend à coup sûr un gros backlash !

    Pourtant, le message qu’elle veut faire passer n’est pas si radical, il est même conciliant avec les hommes. De mon côté, je poursuis volontiers ma découverte de cette personnalité touchante, solide sur ses appuis et talentueuse ! Et je voudrais en particulier lire davantage de textes sur la prostitution pour mieux en comprendre les mécanismes, mais il n’y a pas beaucoup de livres sur le sujet. Si vous avez des ouvrages à me conseiller, je suis preneuse !

    Avez-vous lu King Kong Théorie ?

    De la même autrice

    Baise-moi

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    King Kong Théorie

    Virginie Despentes

    Le Livre de poche

    2022

    160 pages

    6,90 euros

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  • Commentaires

    1
    Mardi 13 Février à 05:29

    C'est une très belle chronique : bravo. Quand j'ai lu ce texte pour la première fois, j'ai voulu tout noter tellement c'était fort, inhabituel, dérangeant. J'ai du mal avec la Despentes médiatique, mais ce texte-là est vraiment beau et important. 

    Pour les conseils de lecture sur la prostitution : Pute n'est pas un projet d'avenir de Louise Brévins. Il est dans ma liseuse mais je ne l'ai pas encore lu.

      • Mercredi 14 Février à 14:13

        Coucou !! Merci beaucoup Sandrine !! Pareil, j'ai eu envie de tout noter, tout citer ! Je ne me suis pas trop retenue, cette fois. Merci beaucoup pour la recommandation, en plus ce livre est dispo dans ma bibliothèque de quartier ;)

    2
    Mardi 13 Février à 14:03
    Alex-Mot-à-Mots

    J'ai lu peu de romans de l'auteure, mais celui-ci m'avait marqué.

      • Mercredi 14 Février à 14:11

        Chouette ! C'est le troisième que je lis d'elle, je vais continuer sur ma lancée :)

    3
    Lundi 11 Mars à 15:40
    L'ourse bibliophile

    Je n'ai jamais lu ce titre (et mes lectures de quelques Despentes remontent à une dizaine d'années maintenant), mais ton avis me donne envie de le découvrir. Il semble aussi percutant qu'il est succinct sans parler d'une apparente liberté de ton qui me plaît bien. Merci pour cette chronique passionnée !

      • Mercredi 13 Mars à 16:19

        Coucou ! Merci beaucoup <3 Tu as très bien résumé, sans l'avoir lu !!

    4
    Littecritiques
    Dimanche 8 Septembre à 14:18

    Je te remercie pour cette analyse archi intéressante et documentée et te rejoins du coup par rapport au commentaire que tu avais laissé sur mon blog :)

      • Mercredi 11 Septembre à 17:54

        Merci beaucoup !!

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