• L’amour de nous-mêmes ≡ Erika Nomeni

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    L’amour de nous-mêmes

    Erika Nomeni

    Hors d’atteinte

    2023

     

    Merci aux éditions Hors d’atteinte de m’avoir offert ce livre !

    Ce roman épistolaire et autobiographique, publié par les éditions indépendantes Hors d’atteinte, met en scène Aloé, une jeune femme noire, grosse, lesbienne et précaire. Au fil des mails, elle raconte son parcours intime et ses difficultés au sein d’une société blanche, raciste et hétéronormée. Comment être aimée, respectée, heureuse et s’aimer soi-même lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, et particulièrement sur le « marché de l’amour » ? Une voix contemporaine à écouter pour comprendre l’intersectionnalité des oppressions.

    « C’est dur de trouver du boulot quand tu es noire, en surpoids et que tu viens du 931. »

    Aloé est une jeune femme noire (dark skin), grosse, lesbienne butch, prolo et toxico qui correspond avec son amie Sujja. Au fil des mails envoyés, elle lui raconte sa vie, son enfance au Cameroun, son arrivée en région parisienne, la précarité, les violences et les micro-agressions quotidiennes, ses troubles alimentaires, ses relations amoureuses et amicales pour le moins complexes ; et le contexte du covid, des confinements et des couvre-feux qui n’arrange rien. Elle raconte à sa correspondante la difficulté de vivre dans un monde blanc où les Blanc·hes ne mesurent pas le privilège de la blanchité, la charge raciale et la solitude que cela induit, ainsi que le fait d’être « minoritaire de la minorité2 », même dans les milieux militants queer où elle évolue.

    « J’ai compris quelle place j’occupais dans la société et, par la même occasion, quelle place j’occupais sur le marché de l’amour3. »

    Inévitablement, Aloé a une conscience aiguë de la puissance écrasante de la structure sociale raciste, sexiste et classiste sur sa vie, de ses impacts sur ses choix et les opportunités qui lui sont proposées. Les prises de conscience se sont enchaînées : non, l’obtention des papiers français ne suffit pas pour être considérée comme une personne digne ; une pinte de bière équivaut à une heure de travail au Smic, et elle galérera à gagner davantage ; le foyer dans lequel elle a vécu était si vétuste qu’il menaçait de s’effondrer à tout moment, mais ce foyer, aussi minable soit-il, a permis de sortir pendant un temps de la précarité ; et, surtout, il lui faudra en faire 4 fois plus pour « réussir » en tant que femme noire située en bas de l’échelle sociale.

    « Être une femme foncée de peau, c’est savoir que tu es le dernier choix du dernier choix. Je n’ai que peu d’emprise sur ce qui m’arrive. Je ne peux contrôler ni mon environnement, ni celui des autres4. »

    Sur le « marché de l’amour », les histoires foireuses s’accumulent. Le fait d’être en couple avec une femme blanche de classe moyenne est indissociable de la structure raciste et hétéronormée de la société. Car, même dans les milieux militants queer, Aloé fait face au fétichisme, au colorisme, mais aussi à la lesbophobie des femmes hétéro « qui ont envie d’essayer » avec une autre femme. Et, pour une personne noire entourée de blanches, il est difficile de rencontrer d’autres femmes noires.

    Pour Aloé, le blacklove, ce n’est pas seulement s’entourer de personnes noires (ce qui est à la fois salvateur dans l’adversité et nécessaire dans nos luttes), c’est aussi s’aimer soi-même. Au fil du temps, au fil des agressions et des traumatismes, l’amour d’elle-même a été ébranlé. Je rejoins totalement Aloé sur le fait que « la plus longue et grande relation qu’on a, c’est avec soi5 », et qu’il est important de la cultiver.

    Lorsqu’on vit dans la dépendance affective, dans un profond manque émotionnel, lorsqu’on est prête à tout accepter pour se faire aimer, lorsqu’on s’attache à la première personne qui nous manifeste un peu d’intérêt, lorsqu’on est conditionnée depuis toujours à s’adapter à toutes les situations (même les plus humiliantes) pour survivre, c’est très dur de s’écouter, de poser ses limites, de refuser certaines opportunités, de choisir ses partenaires, de décider du cours d’une relation amoureuse, de s’entourer de personnes qui nous aiment réellement pour ce qu’on est, pour notre individualité, au-delà des stéréotypes que la société pose sur nous

    « Sur ce marché de l’amour, je crois que je me suis vendue trop bon marché, par manque d’estime et de confiance en moi, et aussi à cause de ce que les autres me renvoyaient en permanence. Mais je veux sortir de leur regard, me percevoir à travers mes propres yeux. Me voir telle que je suis vraiment6. »

    Aloé parle beaucoup d’elle dans ses mails. Mais, au fait, qui est Sujja, sa correspondante ? 

    Mon avis : le récit « own voice » d’une femme noire, grosse, lesbienne et précaire

    Je suis ravie que les éditions indépendantes Hors d’atteinte m’aient envoyé ce récit autobiographique, car il s’inscrit dans la continuité de ma récente lecture d’Amours silenciées de Christelle Murhula (chronique à venir) paru aux éditions Daronnes.

    La fin du livre est pour le moins surprenante, mais je ne sais pas bien quoi en penser. Cette fin, qui concerne la mystérieuse correspondante Sujja, touche à la structure même du roman épistolaire, mais ça n’enlève strictement rien à tout ce que j’ai ressenti au cours de ma lecture.

    J’ai beaucoup aimé rencontrer Aloé, lire son récit sensible, honnête ; sa vulnérabilité et les multiples traumatismes, les siens et ceux des générations passées ; son combat pour être respectée, aimée, heureuse ; son besoin de faire communauté face à l’adversité ; sa méfiance justifiée envers les personnes blanches, même dans les milieux militants qui ne sont pas toujours sûrs. Avec L’amour de nous-mêmes, on comprend mieux l’intersectionnalité des oppressions.

    Car, en tant que femme blanche, je cherche à comprendre comment la structure raciste se manifeste. Je lis régulièrement des essais à ce sujet, mais la littérature a une approche plus intime : elle permet, l’espace de quelques heures, de comprendre ce que je ne vis pas dans ma chair. 

    Une voix contemporaine à écouter avec attention.

    Lisez aussi

    Littérature

    Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu Paulo Higgins

    Black Girl Zakiya Dalila Harris 

    Arpenter la nuit Leila Mottley 

    Va et poste une sentinelle Harper Lee

    L'Intérieur de la nuit Léonora Miano

    Beloved Toni Morrison

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie

    Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue

    À jeter aux chiens Dorothy B. Hughes  

    Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur Harper Lee

    Les Trente Noms de la nuit Zeyn Joukhadar

    Récits

    Mon histoire Rosa Parks

    Tant que je serai noire Maya Angelou 

    Un billet d'avion pour l’Afrique Maya Angelou 

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Essais

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Des femmes et du style. Pour un feminist gaze Azélie Fayolle

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    Retour dans l’oeil du cyclone James Baldwin

    On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier

    Décolonial Stéphane Dufoix

    L’amour de nous-mêmes

    Erika Nomeni

    Hors d’atteinte

    2023

    174 pages

    19 euros

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 23 Février 2023 à 13:07
    Alex-Mot-à-Mots

    L'auteure a su rendre son témoignage et son vécu sensible.

      • Mercredi 1er Mars 2023 à 09:20

        Coucou ! Oui, elle montre ses vulnérabilités, c'est chouette !

    2
    Tania
    Dimanche 2 Avril 2023 à 01:17
    Comme c’est bon de lire de nouveau tes superbes articles ! Merci pour ces partages. Tania (ex Sorbonne et Cergy ;))
      • Lundi 3 Avril 2023 à 12:05

        Coucou Tania ! Oh, ça fait un bail ! Et t'as vu, mon blog existe toujours ;) Merci pour ta visite !! Bises <3

      • Tania
        Mardi 4 Avril 2023 à 22:50
        Mais oui ca fait un bail!! Et puis je suis loin maintenant. Je me suis expatriée aux States depuis quelques années ! ;) J’ai toujours un peu guetté ton blog en mode sous-marin car j’adore ton écriture. Mais pendant une période je ne voyais plus de publications. Du coup, je suis ravie de voir qu’il a repris. De mon côté, je commence à bloguer sur les voyages incroyables que j’ai fait depuis mon installation ici ! Une nouvelle passion. Je rentre cet été en France (je n’y suis pas retournée depuis cinq ans). Je ferai le plein de livres en français. J’ajoute ce livre à ma liste. Bisous !! Et à bientôt !!
      • Samedi 8 Avril 2023 à 13:58

        Coucou Tania ! Tu es bien loin effectivement ! J'espère que tu t'y plais ! Tu as déménagé avec ta fille ? Merci beaucoup pour ce que tu dis de mon blog ! Mais je n'ai jamais arrêté, j'ai seulement diminué le nombre de chroniques, car j'ai souvent beaucoup de travail à côté. Je te souhaite plein de belles lectures <3 Bisous !!

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