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L'Homme au marteau ≡ Jean Meckert
L'Homme au marteau
Jean Meckert (Amila)
Éditions Gallimard
1943
Métro, boulot, dodo
Personne mieux que Jean Meckert n’a si bien raconté l’aliénation du travailleur ! D’emblée, les pas d’Augustin Mercadet nous mènent dans les couloirs du métro parisien, bondé du « bon bétail domestiqué1 » que sont les ronds-de-cuir et les gratte-papier.
« Au Châtelet, dans les couloirs interminables il se mettait à courir […]. Il montait des escaliers au pas de course, fonçait deux minutes pleines dans un long couloir montant, au milieu d’autres retardataires pressés, dont des grosses femmes à seins tressauteurs et des petits vieux appliqués au petit pas de course, avec torsion de bouche et sueur un peu verte. Le rush se produisait à dix mètres du portillon automatique. C’était alors la vraie panique, pressé ou pas pressé, tout le monde fonçait coudes au corps, les yeux exorbités, avec la seule idée précise de pouvoir passer avant la fermeture du portillon. Cavalcades de tous les matins. Rien de bien nouveau2. »
Après la cavalcade, la journée de travail commence dans les sinistres bureaux de l’administration exiguë, poussiéreuse et vétuste. Augustin, en charge de trier le courrier, s’étouffe dans les querelles, les ragots, les bassesses quotidiennes. Soumis, gorgés d’obséquiosité et dépourvus de fierté, les salariés invectivent les supérieurs tout en s’empressant de ramper à leur passage. L’humiliation que l’inspecteur en chef leur fait subir n’a d’égale que la lâcheté de ses sous-fifres qui se jurent de lui dire ses quatre vérités, un de ces jours… Méticuleux par nécessité, car sa tâche n’exige pas huit heures d’activité par jour, Augustin voit les heures s’égrener avec une impitoyable lenteur.
« Des minutes à tuer. Et puis des heures ! Une par une, comme des punaises ! La vie entière, à tuer des minutes, sur un petit travail vidé du moindre intérêt par une longue habitude3 ! »
Quand sonne 18 heures, Augustin s’engouffre une nouvelle fois dans le métro, par habitude plutôt que par empressement.
« Il était aussi dans le troupeau, lui. Il se le disait. Pas la peine de chercher à échapper. Il en était aussi, du bon bétail à métro. C’était la destinée. Il n’y avait rien contre ça4 ! »
Car il retrouve Émilienne, son épouse au « calme un peu bovin5 », plus docile qu’aimante, plus fade qu’excitante, et Monique, sa petite fille de cinq ans, dont le devoir de l’éduquer le pèse déjà.
« On a bien le droit de vivre ! il disait. On a bien le droit d’avoir un petit peu de bonheur ! On n’est pas sur la terre pour faire tous les jours les mêmes gestes, comme une machine avec dix sous dans la fente !... On est des hommes, quand même6 !... »
Augustin s’encroûte, il est « en train de perdre la virginité de son ultime dignité humaine7 ». Plein de colère rentrée depuis huit ans qu’il travaille à l’administration, il a « l’impression très nette que s’il laissait passer cette dernière avanie, c’est qu’il sombrait définitivement8 ». Sans le mariage et la gamine, il serait parti…
« Tu ne comprends donc pas que c’est encore plus grave, et que je suis absolument dégouté de la vie qu’on mène… Arriver à trente ans, là, et puis s’apercevoir qu’on est un rien du tout vivant… Partir travailler le matin, rentrer le soir… Se perdre dans des habitudes, avoir du cadavre autour de soi… N’avoir rien, rien à espérer que des petites promenades du dimanche au Bois de Vincennes… Sentir que tout ce qui est beau, et grand, et vrai, c’est pas pour nous… N’avoir le droit qu’à fermer sa gueule et compter des petits sous… Tu ne comprends donc pas, Émilienne, que c’est atroce, et qu’il y a des moments où on n’en peut plus9 ?... »
« Il n’était pas malheureux, pas heureux non plus. Il n’était rien10. »
Cet homme est marteau parce qu’il est devenu fou, parce qu’il est le seul à ne pas accepter sa condition médiocre et son « asphyxie morale11 ». L’homme, au sens large, est marteau parce qu’il répète les mêmes gestes… Jusqu’où peut-il se rabaisser, et ravaler sa dignité ?
Pourtant, Augustin est seul contre tous. Il devrait s’estimer heureux, il travaille à l’administration, il ne craint pas le chômage, il aura même une retraite…
N’y-a-t-il qu’une minorité qui a conscience de l’aliénation du travailleur ? Le peuple, comme les Gamma du Meilleur des mondes, sont conditionnés pour travailler toute leur vie sans se plaindre, croyant que le travail est une nécessité intrinsèque à la condition humaine.
« Émilienne, en fait, jugeait qu’Augustin devait être très malheureux et sincère, et qu’il s’accrochait désespérément à un prétexte pour ne pas admettre qu’il avait manqué du sang-froid le plus courant… Y avait-il une honte quelconque à se faire plus ou moins insulté par un chef ?... C’était comme une force majeure… Ça comptait à peu près comme un mauvais rhume ou une rage de dents… Quand elle travaillait chez les Moutet-Duvernon, et que le père Duvernon, ce vieux saligaud, la tripotait au passage, il ne lui était même pas venu à l’idée de lui envoyer sa main à travers la figure… Elle savait qu’elle avait besoin de travailler… Elle repoussait simplement, honnêtement, silencieusement, quotidiennement, les attouchements du Duvernon libidineux. Elle avait conscience de rester propre… Elle le trouvait ignoble, mais enfin, repousser ses avances, ça faisait partie du travail… De là à en faire un drame !...
– C’est le sort des petits, elle disait. On n’y peut rien ! Il faut encaisser et ne rien dire ! Faire le poing dans sa poche et répondre avec un sourire !...
Augustin était atterré. Une pareille inconscience dans l’humiliation, une telle bassesse innée, chez Émilienne… Non, non !12 »
« Tous les jours ! Tous les jours, bon Dieu !13 »
Le grand Jean Meckert, clairvoyant, lucide, n’a pas écrit un roman moderne : c’est la société capitaliste qui n’a pas changé. En apparence, les conditions de travail se sont améliorées. Les salariés travaillent moins d’heures hebdomadaires et ont davantage de congés, mais les détenteurs de l’économie veillent au maintien du vivier de femmes et de hommes prêts à tout pour le travail : la précarité, la concurrence, les objectifs de rendement… Et les salariés acceptent, parce qu’on leur a bien montré qui étaient les plus forts.
Si la prison d’Augustin n’existe plus sous cette forme, elle existe sous une autre ; il suffit de travailler quelque temps dans un bureau de nos jours pour s’en rendre compte. Les salariés sont cadrés, épiés, menacés. « Paillasson14 » du capitalisme, l’homme est toujours aliéné et avili pour répondre aux besoins de l’entreprise. L’homme est un esclave du travail, il est une donnée interchangeable, interchangée.
« Mais je ne resterai pas dans une boîte comme ça !... Ah ! la la !... S’abrutir un peu plus, jour après jour, pour la sécurité de la petite famille. Et s’entendre faire des reproches, encore, parce qu’on ne trouve plus le courage de sourire !... Ah ! la la ! Tu la trouves donc bien gaie, toi, cette vie-là ?... Ça te donne envie de rire, et d’être bien aimable ?... Moi pas !... Ça me dégoûte, moi ! Ça me pue au nez, cette vie de petit bonhomme !... Tu trouves que c’est bien gai, toi, d’avoir trente ans, et d’être de plain-pied avec la retraite, le ramollissement et la petite concession au cimetière ?... Tu trouves que c’est bien rigolo, notre vie ?... Bien drôle, pour moi, de manger dans une soupente à poussières ?... Et de rentrer ici où ça sent la colle forte d’un bout à l’autre de l’année ?... Et d’y regarder à six fois avant de se payer un petit coup au cinéma ?... Et de réduire les chocolats de la petite ?... Tu crois que c’est bien gai, tout ça ?... Une vie de petites gens !... Qui se passe à compter des petits sous15… »
Dans une société qui définit les êtres par la fonction qu’ils occupent, le salaire qu’ils gagnent, et une suite de chiffres qui la catégorisent dans une multitude de fichiers ordonnés, classés, traités, comment ne pas perdre un peu de soi ? Comment ne pas perdre sa raison d’exister ? Les plaisirs, conquis au prix d’efforts, rares et fades, manquent de valeur. Travailler pour quoi ? Se loger, manger, lire, aller au cinéma, se promener au bois de Vincennes les dimanches, faire un « bain du cerveau16 »… Jean Meckert dépeint une vie creuse et dénuée de sens, poussée à l’extrême par Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 dix ans plus tard.
« La radio sortait maintenant son écran sonore, avec des tangos argentins. "Cré-pi-tol ! disait une voix de basse bien scandée… Le remède souverain contre la constipation !"…
Augustin ne réagissait même plus contre cet envahissement. Il subissait les savons en paillettes, les gouttes arthritiques, les meubles Dubondois, les facéties, les idioties, les rengaines… Il attendait que ça cesse, avec une longue habitude. Nébuleux, pour ne pas sombrer, il écoutait la musique. À la fenêtre, c’était la grande cacophonie. Toutes les radios voisines donnaient aussi, à plein rendement, avec programme au choix. Pour éviter la crise de nerfs il fallait ne rien suivre, ne rien penser, avec la sérénité du moine qui prend son bain de pied. Il fallait attendre que ça finisse, comme un fléau de la nature17. »
Jean Meckert a une écriture transparente : son message suinte à travers chaque mot, chaque phrase. Le texte transmet une vision honnête et brutale de la réalité. Jean Meckert frappe le cœur avec les mots des personnages qui sont aussi les nôtres ; il est profondément populaire, au sens positif du terme.
Mon avis
C’est une lecture rentrée, une lecture du dedans. Dit-on que la lecture fait voyager ? Ici c’est tout l’inverse. À travers Augustin on s’introspective : « Et moi, est-ce que cette vie me guette ? » Mais on ne juge pas sa vie médiocre. Jean Meckert sait cerner et éveiller en nous le malaise de notre société capitaliste...
Auteur engagé et politique (comme ils sont rares !), Jean Meckert n’embrase pas plus l’opinion publique et les éditeurs que le cœur des lecteurs. Pourquoi ses critiques André Gide et Marcel Aymé seraient-ils plus connus que lui ? De quel droit ses romans dans la Série Noire, sous le pseudonyme Jean Amila, sont-ils plus connus que L’Homme au marteau, à l’histoire presque dystopique ? Amis éditeurs, amis lecteurs, l’aliénation de l’homme au travail n’est-elle pas au cœur de notre société ?
« Ne plus penser ! Tomber dans l’automatisme vaguement rigolard, comme les copains de Levallois, ce matin, c’était bien la meilleure solution ! Pourquoi se monter des imaginations supplémentaires ?... Ne pas croire que ça allait être cette place-ci, ou pour aujourd’hui même… Ne pas se créer des désillusions six fois par jour… Se présenter, consciencieusement, voilà !... Comme on va à la selle… Sans émotion aucune… Avec une parfaite égalité d’âme18. »
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1. Page 143. -2. Page 79. -3. Page 146. -4. Page 286. -5. Page 99. -6. Page 260. -7. Page 222. -8. Ibid. -9. Page 283. -10. Page 93. -11. Page 120. -12. Page 226. -13. Page 288. -14. Page 86. -15. Page 112. -16. Page 96. -17. Page 42. -18. Page 229.
L’Homme au marteau
Jean Meckert (Amila)
Éditions Joëlle Losfeld
Collection Arcanes
2008
310 pages
10,50 €
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Tags : Losfeld, métro, routine, travail, aliénation, marteau, Jean Meckert, Jean Amila, littérature française, écrivain
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