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L’homme qui savait la langue des serpents ≡ Andrus Kivirahk
L’homme qui savait la langue des serpents
Andrus Kivirähk
Le Tripode
2013
Lecture commune du groupe Facebook Lire le monde
Ce gros roman, nourri d’un souffle épique, est une fable fantastique et un récit d’aventures qui tourne en dérision le fanatisme religieux et les conflits entre modernité et traditions.
« (Les villageois) ne savent pas la langue des serpents, ils ne connaissent pas les mots qui attirent toutes les créatures1. »
Leemet est le dernier garçon de la forêt estonienne. Presque tous les habitants de la forêt sont allés vivre au village, ont embrassé la religion chrétienne et les coutumes des chevaliers allemands, les « hommes de fer ».
Seuls une poignée d’habitants de la forêt connaît encore la langue des serpents, qui leur permet de dialoguer avec leurs amis les serpents, de se faire obéir des animaux de la forêt pour se nourrir et se vêtir. Leur espèce est en voie d’extinction, car peu à peu, tout le monde est attiré par les sirènes de la modernité, et Leemet nous raconte avec tristesse et humour cette fin inexorable et sa résolution à « être le dernier, partout, toujours2 ».
« Nounours, c’était ce gros plantigrade avec qui ma sœur s’était mise en ménage depuis déjà cinq ans. Je me rappelais très bien comment elle avait quitté notre foyer – pour maman, naturellement, c’était une grande honte et un terrible malheur, car depuis sa triste expérience de jeunesse elle ne pouvait pas voir les ours, même en peinture. Bien sûr, il y avait belle lurette que nous savions que l’un d’entre eux tournait autour de Salme, mais maman faisait tout ce qu’elle pouvait pour tenir sa fille à l’écart du grand brun. À vrai dire, elle ne pouvait pas grand-chose. Salme traînait tout son saoul dans la forêt, et son galant traînait là où il fallait ; dans ces conditions, évidemment, leurs chemins se croisaient sans arrêt dans les fourrés. Il est très difficile à une jeune fille de se garder d’un ours : c’est si grand, si doux, si mignon, et ce museau qui sent le miel. Maman guerroya tant qu’elle put, mais le soir, quand ma sœur rentrait, ses vêtements étaient toujours couverts de poils.
“Tu as encore été avec lui !”, pleurnichait maman. “Je t’ai déjà dit que ce n’est pas bien ! Il ne t’amènera que du malheur ! Ce sont des bêtes méchantes3 ! »
Rencontre avec le livre
L’homme qui savait la langue des serpents est un gros roman, entre la fable fantastique et le récit d’aventures, au souffle bienfaiteur. Son imaginaire et son humour font un bien fou : poétique et violent à la fois, drôle et triste, ironique et incisif. Chez Kirivähk, on tombe sur des ours séducteurs, une Salamandre endormie pour l’éternité, des loups dressés, un poisson géant, des hommes préhistoriques éleveurs de pous géants (vous ne trouverez jamais des pous aussi mignons que dans ce roman), un pêcheur de vents et des collections de crottins de cheval…
Si l’histoire a quelques faiblesses narratives (rythme déséquilibré, rebondissements prévisibles), elle n’en est pas moins formidable. Dans une époque médiévale imaginaire, cette fable anticléricale tourne en ridicule le christianisme, le paganisme et l’idéologie rurale en vogue en Europe de l’Est. Il souligne la bêtise des villageois qui ont besoin de croire en quelque chose pour justifier leur existence et qui s’assujettissent sciemment aux normes dites supérieures des chevaliers et des ecclésiastiques. Par ailleurs, en épousant la modernité, la science et le progrès, les villageois en sont devenus dépendants et ont perdu le lien avec la nature.
« Les gens sont toujours en train d’inventer un quelconque croquemitaine pour se décharger sur lui de leurs responsabilités4. »
L’auteur ne critique pas seulement les croyances religieuses, mais aussi le dangereux « c’était mieux avant » qui recrée le passé et les coutumes à des fins politiques. Ce thème est capital à notre époque, car la peur incite au repli identitaire et à la falsification des souvenirs et des traditions pour orienter les choix politiques. Outre une réflexion sur la mémoire des ancêtres, la peur du changement, et une réflexion intéressante sur le carnisme, l’auteur rappelle sagement qu’on est tous l’ancien, le démodé ou le sot d’un autre.
L’homme qui savait la langue des serpents, publié par les éditions indépendantes Le Tripode, m’a offert un grand moment d’évasion, de souffle épique, avec une association subtile de critique et d’humour corrosif. Je l’ai dévoré !
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1. Page 35. -2. Page 354. -3. Page 175. -4. Page 234.
L’homme qui savait la langue des serpents
(traduit de l’estonien et postfacé par Jean-Pierre Minaudier)
Andrus Kivirähk
Le Tripode
collection Météores (semi-poche)
2015
478 pages
13,90 euros
Tags : L’Homme qui savait la langue des serpents, langue, serpents, Tripode, Andrus Kivirähk, Kivirähk, fable, salamandre
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Commentaires
C'est amusant , on a toutes un angle de vue un peu différent ;-)
Tu me diras, c'est le but avec une LC !
(je rajoute ton lien de ce pas)
J'avais moi aussi beaucoup aimé le souffle épique et romanesque de ce titre, ainsi que certaines trouvailles très drôles, même si, comme toi, j'avais repéré quelques petits défauts...nnmic
Désolée pour le retard de réaction, mais un grand merci pour avoir participé avec moi à cette lecture commune :-)
A part quelques mini longueurs vite oubliées dans la phase "village", je n'ai pas trouvé de faiblesses narratives, je me suis régalée à haute dose avec ce roman. Bonne soirée !
C'est super de lire vos articles ! Il faut que je fasse plus souvent des lectures communes !
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Un livre que j'avais dévoré, adoré