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    La Condition littéraire. La double vie des écrivains

    Bernard Lahire

    Éditions La Découverte

    2006

     

    L’écrivain, un professionnel du livre

    À partir d’une enquête menée auprès d’écrivains de toutes les régions de France, quels que soient leur secteur éditorial et leur notoriété, Bernard Lahire a dressé la sociologie des conditions pratiques de l’écrivain en vue de le « matérialiser ». Dans une société utilitariste, l’écrivain exerce une activité non rémunératrice et pourtant très chronophage : en fait, il est le seul acteur du système à ne pas être considéré comme « professionnel du livre ».

    Les écrivains, partagés entre un « second métier » pour subvenir aux besoins matériels et une forte disposition à l’écriture, sont frustrés et mènent ce que Bernard Lahire nomme la « double vie ». Or, il apparaît dans les courtes notices biographiques des dictionnaires que l’existence des écrivains se réduit à leur appartenance à l’univers social spécifique de la littérature, sans que les conditions extérieures à l’écriture ne soient prises en compte. Pourtant celles-ci, qu’il s’agisse de répondre à une commande ou de préférer un genre plus rémunérateur qu’un autre, jouent un rôle essentiel dans le métier d’écrivain.

    La population des écrivains

    Qui sont-ils ? Premier constat, et non pas des moindres, les écrivains sont majoritairement des hommes. Les femmes sont presque totalement écartées des prix littéraires : au prix Goncourt, elles représentent 9,8 % des prix entre 1903 et 2004 ; 10,7 %  des prix Interallié entre 1930 et 2004 ; 12,7 % des Renaudot entre 1926 et 2004. Et même pour le prix Femina, les femmes ne représentent que 35,6 % des prix entre 1904 et 2001. Par ailleurs, compte tenu de l’âge moyen de publication du premier texte à 33,5 ans, et de la première publication sous forme de livre à 40,7 ans, l’éditeur préfère publier de « jeunes » auteurs dont il pourra suivre les publications futures.

    D’autre part, les écrivains ont un niveau de diplôme élevé dans l’ensemble. S’il n’existe pas d’école spécialisée de la littérature, à la différence des nombreux autres domaines artistiques majeurs, en revanche une loi tacite du jeu littéraire implique une haute formation.

    La nécessité d’un second métier

    La difficulté de « vivre de sa plume », topoï de la littérature, témoigne d’un grand paradoxe : les écrivains, qui sont pourtant au cœur de la création, sont considérés comme les moins « professionnels » parce qu’ils sont le maillon de la chaîne du livre qui vit le moins de la création. Pour preuve, la répartition du prix du livre illustre ce paradoxe : l’auteur ne perçoit son droit d’auteur que si le livre se vend, tandis que les autres « professionnels » se rémunèrent quel que soit le succès rencontré auprès du public.

    Cependant, une majorité d’écrivains choisit l’auto-mécénat : en l’absence d’héritage, le second métier permet de vivre économiquement et de se consacrer en toute indépendance à la littérature, sans avoir à se tourner vers l’écriture des genres rémunérateurs. Pour reprendre les propos de Jean-Jacques Rousseau, « rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale1 ».

    Gilles Maurice Dumoulin (sous les pseudonymes de G. Morris ou Vic Saint Val), définit explicitement son métier : « Prostitué(e)s, nous le sommes tous, auteurs de romans policiers, d’espionnage, d’action, d’anticipation, de suspense, puisque nous devons pour nous vendre, flatter les goûts de notre clientèle2. »

    Quel est ce second métier ? La plupart des écrivains exercent un métier dans le monde littéraire mais hors jeu littéraire, comme éditeur, directeur littéraire, correcteur, traducteur, responsable de revue ou attachés de presse, ou bien travaillent dans l’enseignement ou le journalisme.

    Toutefois, la « double vie » s’accompagne souvent d’une certaine précarité. Si Henry Murger considérait la Bohème comme le stage de la vie artistique, ou de toute la vie comme le souligne justement Bernard Lahire, car la Bohème se transforme en précarité si l’écrivain souhaite vivre de sa plume. La situation instable et le manque de certitudes quant aux revenus posent problème en cas de maladie, de décès, de retraite, de chômage…

    Mon avis

    Qui sont-ils ? Comment travaillent-ils ? Quel est leur second métier ? Si les six cents pages sont impressionnantes au premier abord, les propos de Bernard Lahire sont abordables pour tout lecteur désireux de mieux connaître les profils et les conditions de vie de l’écrivain. Les chapitres bâtis autour de chaque thème commencent par une analyse illustrée par les témoignages d’auteurs ; pour les lecteurs intéressés par la méthode d’analyse sociologique, le livre regroupe en fin de volume le questionnaire confié aux participants et l’ensemble des statistiques ayant servi à l’analyse.

    En conclusion, c’est un ouvrage qui met en lumière une vérité rarement entendue et qui modifie en profondeur la perception du monde du livre.

    On aurait pu penser que Bernard Lahire opérait un dédoublement en ne s’incluant pas dans l’analyse, or, même s’il est auteur lui aussi, l’écriture est étroitement liée à son premier métier : publier des recherches sociologiques. De fait, il n’entre pas tout à fait dans la même problématique que les auteurs littéraires dont il a étudié la situation et peut se mettre en retrait concernant la « double vie », mais il est également concerné par la précarité propre aux métiers de l’intellectuel.

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    1. Page 140. -2. Page 419.

    La Condition littéraire. La double vie des écrivains

    Bernard Lahire

    Éditions La Découverte

    Collection Texte à l’appui

    2006

    624 pages

    25,40 euros

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