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La Fin de l’Homme rouge ≡ Svetlana Alexievitch
La Fin de l’Homme rouge
ou le temps du désenchantementSvetlana Alexievitch
Actes sud
2013
« Qui je suis, moi ? Nous faisons partie de la foule… Nous sommes toujours perdus dans la foule… Nous avons une existence terne, insignifiante, même si nous essayons de vivre. Nous aimons, nous souffrons. Seulement, cela n’intéresse personne, on n’écrit pas de livres sur nous. Nous sommes une foule. Une masse… Personne ne m’a jamais posé de questions sur ma vie, c’est pour cela que je suis si bavarde avec vous1. »
« Une personne normale ne peut pas comprendre
les staliniens2. »Svetlana Alexievitch a été à la rencontre du peuple soviétique, parcourant les pays au fil des années pour recueillir les témoignages de ces Homo sovieticus. À travers les témoignages de gens ordinaires, on retrace presque cent ans de l’histoire de l’URSS puis de la Russie, des révolutions d’Octobre aux années 2010, en passant par l’effondrement de l’empire en 1991.
On s'imprègne de tout : le patriotisme, la fraternité et l’idéalisation du soviétisme, mais aussi la terreur, les dénonciations, l’obéissance aveugle au Parti (pensez à l’expérience de Milgram), les grandes purges staliniennes, les camps de travail et les tortures.
« On a été les premiers à voler dans l’espace… On fabriquait les meilleurs tanks du monde, mais on n’avait pas de lessive ni de papier-toilette3.»
Et puis le basculement de 1991 qui fait tout voler en éclats : d’abord, c’est la soif de liberté et l’euphorie, le désir enfantin de tout consommer, de tout posséder comme les Occidentaux. Puis le désenchantement avec l’inflation de 2600 % en quelques mois qui ruine les économies d’un peuple entier, la corruption, les attentats. En trois ans, la Russie a basculé dans le capitalisme sauvage où chacun achète et revend tout et n’importe quoi pour s’en sortir.
« (Les Russes capitalistes) ont enfilé le costume américain, ils ont écouté l’oncle Sam… Seulement il ne leur va pas, ce costume. Il n’est pas fait pour eux… Ce n’est pas sur la liberté qu’on s’est précipités, mais sur les jeans. Sur les supermarchés. On s’est laissé avoir par des emballages bariolés… Maintenant, chez nous aussi, on trouve tout dans les magasins, c’est l’abondance. Mais les montagnes de saucissons, cela n’a rien à voir avec le bonheur ni avec la gloire. Nous étions un grand peuple ! On a fait de nous des trafiquants et des pillards… Des marchands de tapis et des managers4…»
Dès lors, il y a ceux qui ont accepté que le capitalisme entre dans leur vie, et ceux, peut-être tout aussi nombreux, qui sont restés des Homo sovieticus. En trois générations, trois époques que tout oppose : le stalinisme, la pérestroika, le capitalisme.
« Mon fils… Ma mère… Moi… Nous vivons dans des pays différents, même s’ils s’appellent tous la Russie. Nous sommes liés les uns aux autres par des liens aberrants. Monstrueux. Tous, nous nous sentons trahis5. »
À tour de rôle, ces voix racontent dans de très longs entretiens dépouillés d’interventions extérieures. Leur vie, leurs parents, leurs enfants. Leurs souffrances, leurs espoirs, leurs amours, la mort, l’abandon, le tout ponctué de phrases exceptionnelles dites par des gens ordinaires et inconnus. C’est le récit que tous les parents et grands-parents devraient offrir à leurs enfants, pour comprendre leur passé, leur donner la chance d’en guérir et grandir en paix.
Mon avis
La Fin de l’Homme rouge est de loin le livre qui m’a le plus bouleversée, juste avant La guerre n’a pas un visage de femme… de la même autrice. Ces mots devraient suffire à vous convaincre, mais j’aimerais en dire plus.
« Des milliers de révélations, des tonnes de vérité. Le passé, pour les uns, c’est une malle remplie de chair humaine et un tonneau plein de sang, pour les autres, une grande époque… Nous nous faisons la guerre tous les jours dans nos cuisines6. »
C’est un document historique rare et infiniment précieux, mais qui malheureusement pourrait disparaître si nous n’y faisons pas attention. C’est un concentré d’humanité, d’idéalisme, de souffrances et de mort. Elle-même originaire d’Ukraine et de Biélorussie, Svetlana Alexievitch, dans une démarche fraternelle, allume son magnéto et laisse les mots couler, ainsi que les larmes — celles des témoins, celles de l’autrice, et les miennes. Elle retranscrit aussi ces fameuses conversations des cuisines russes où chacun y va de ses réflexions politiques et refait le monde.
J’ai été fascinée par ces gens, par leur foi en une société égalitaire, leur dépassement du soi pour servir la communauté, leur courage aveugle, mais aussi effrayée par leur schizophrénie et les horreurs commises par certains témoins.
« Avec papa, on ne pouvait jamais se plaindre de rien, il savait que pour survivre, un homme a besoin de trois choses : du pain, un oignon, et du savon. Juste trois choses. C’est tout… Ils ne sont plus là, ces gens. Nos parents. S’il en reste, il faudrait les mettre sous cloche, dans un musée, avec interdiction d’y toucher. Quand on pense à tout ce qu’ils ont enduré ! Lorsque mon père a été réhabilité, pour toutes ses souffrances, il a reçu une double solde de soldat… Mais chez nous, pendant très longtemps, nous avons eu un grand portrait de Staline au mur. Pendant très, très longtemps. Je m’en souviens bien… Papa n’en voulait à personne, il considérait que c’était l’époque qui était comme ça. Une époque féroce. On bâtissait un pays fort. Et on l’a bâti. Et on a vaincu Hitler ! C’est ce que disait papa7… »
Avec tout ce qu’on apprend dans ce livre, il y a de quoi avoir peur des hommes, de l’humanité, et de soi-même. De quoi sommes-nous capables ? Sont-ce les circonstances horribles qui nous rendent aussi féroces et si coriaces ? Comment l’avenir pourrait-il être meilleur si tous les maillons de la chaîne humaine sont brisés par les horreurs du passé ?
Si le temps efface certains souvenirs, enjolivent ou oblitèrent certains, il n’en reste pas moins que ce livre n’est pas de la littérature ; c’est du vrai, et c’est à la fois fascinant et terrifiant. Voilà un livre extraordinaire qui doit être sauvé de la masse éditoriale dont on nous abreuve.
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1. Page 414. -2. Page 344. -3. Pages 319-320. -4. Page 63. -5. Page 318. -6. Page 330. -7. Pages 60-61.
La Fin de l’Homme rouge
ou le temps du désenchantement
Svetlana Alexievtich
traduit du russe par Sophie Benech
Actes sud
2013
544 pages
24,80 euros
Tags : Svetlana Alexievitch, Russie, URSS, désenchantement, Homme rouge, homo sovieticus, témoignages, soviétisme, Staline, stalinisme, communisme
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Commentaires
Toujours en commande à la bibli, toujours pas libre !
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Vendredi 19 Août 2016 à 17:39
J'ai fini par l'acheter et je ne regrette pas ! J'y ai collé plein de post-it ! Il sort en poche début septembre sinon ;)
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C'est une lecture qui m'a beaucoup marquée, que je recommande sans cesse, car ses témoignages montrent des facettes très variées de l'histoire. Excellent pour relire la construction d'une société.
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J'avais beaucoup aimé son livre sut Tchernobyl. J'avais hésité avec celui-ci. Maintenant, je note ce titre.
Je n'ai pas lu celui sur Tchernobyl ! Des sujets très sensibles qui m'attirent, mais je sais que la lecture sera terrible !