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Masculin/Féminin 1 ≡ Françoise Héritier
Masculin/Féminin 1
La pensée de la différence
Françoise Héritier
Éditions Odile Jacob
2008
Du peuple Samo du Burkina-Faso aux Iroquois·e·s, Françoise Héritier démontre que les genres masculin et féminin sont des constructions sociales, tout comme les systèmes de parenté et de filiation. Ses travaux anthropologiques, qui font poids au sein du mouvement féministe français, sont accablants : quels que soient l’époque et le lieu, toutes les sociétés reposent sur la domination masculine et la dévalorisation du statut de femme.
« C’est la parole qui fait la filiation, c’est la parole qui la retire1. » (Samo)
Le système de parenté définit la manière dont nous percevons les liens familiaux, lesquels nous inscrivent dans une lignée familiale et un groupe social, et déterminent la façon dont nous classons et appelons nos parents consanguins et issus d’unions. Ce chapitre tout à fait étonnant prend notamment l’exemple des Samo, un peuple du Burkina-Faso où les jeunes filles pubères doivent prendre un amant pendant maximum trois ans avant de rejoindre le mari que la famille a choisi ; si bien que dans les faits, même si l’aîné·e est souvent l’enfant d’un autre homme que le mari, il fait partie intégrante de la lignée familiale et ne se voit pas traité différemment. La filiation est donc sociale, issue de règles et d’interdits, comme l’inceste, tandis que l’engendrement est un fait biologique qui définit les géniteurs et génitrices. Beaucoup d’autres exemples, aussi fascinants les uns que les autres, montrent combien la manière dont on se représente les unions familiales et consanguines sont en fait une représentation sociale, et selon Françoise Héritier, le point commun dans toutes les sociétés étudiées est que les femmes, qu’elles soient grands-tantes, tantes ou sœurs, sont toujours considérées comme étant de la génération inférieure pour les hommes : en d’autres termes, dans la majorité des cas, les femmes sont infantilisées, inscrites dans un rapport parent/enfant ou aîné·e/cadet·te, mises sous tutelle.
« Tout dans la nature et le monde socialisé relève de l’une ou de l’autre de deux catégories opposables2. »
Dans ce premier volume, Françoise Héritier explique également ce que sont les systèmes d’oppositions conceptuelles binaires et hiérarchisées, lesquels se seraient forgés aux origines de l’être humain lorsqu’il commençait à classer et catégoriser ce qu’il percevait avec ses sens. Ainsi, dans toutes les sociétés étudiées par l’autrice, le masculin, toujours connoté de manière positive, est le chaud, l’actif, le sec, le pur, tandis que le féminin, connoté négativement, se rapporte au froid, à l’inerte, à l’humide, à l’impur. Et je vous assure que les exemples sont édifiants. Ces représentations ont traversé les millénaires, en passant par Aristote, puisque nos expressions courantes s’y réfèrent : on parlera facilement d’une « femme froide » ou d’un « chaud lapin ». Les sécrétions corporelles comme le sang, le sperme, le lait, les menstrues, appuient cet ensemble de représentations symboliques qui sont au croisement de la réalité biologique et de l’idéologie patriarcale.
« La domination masculine […] est fondamentalement le contrôle, l’appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde3. »
Les croyances et les interdits sont nombreux et divergents autour de la fécondation, durant laquelle la femme se voit attribuée un rôle plus ou moins marqué, alors que la science a montré que le fœtus est le fruit génétique des deux parents. Chez certains peuples, l’homme apporte au fœtus le souffle, l’esprit, le pneuma, par le biais de son sperme, et la femme lui prête son corps, « telle une besace que l’on remplit ou une poterie où se concocte une cuisine de choix4 ». Chez les Samo, le père crée le sang du bébé à venir, tandis que la mère en conçoit le squelette et les organes, mais d’autres croyances parlent d’un combat entre l’homme et la femme : ainsi, selon Aristote, la conception donnant naissance à une fille et non à un garçon est le premier état de l’anormalité, de la monstruosité, car la mère aura pris le dessus pendant la conception.
Par ailleurs, le rapport à la stérilité révèle que ce n’est pas tant le sexe que la fécondité qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin. Au sein d’un couple, l’homme n’est jamais tenu responsable d’infertilité, et la femme est souvent brimée et humiliée pour sa « déficience », alors que la science a prouvé que la stérilité peut provenir aussi bien de l’un que de l’autre. Par exemple, chez les Nuer d’Afrique occidentale, une femme reconnue stérile après plusieurs années de mariage infructueux peut retourner dans sa famille et être désormais considérée comme un homme : elle prend alors possession de terres et d’animaux, ainsi que d’une ou plusieurs épouses qui seront fécondées par un serviteur appartenant généralement à une autre tribu.
De fait, l’autrice met en lumière la volonté masculine de s’approprier le corps de la femme par laquelle il est obligé de passer pour créer un autre lui-même, c’est-à-dire sa descendance. La femme a effectivement le formidable pouvoir de créer un autre individu, semblable comme elle si c’est une fille, ou différent si c’est un garçon. Et puisque l’exogamie est nécessaire à la survie de l’espèce humaine, l’homme emploie ses sœurs et ses filles comme monnaie d’échange auprès des autres peuples pour se procurer une femme et s’attacher son pouvoir de fécondation.
Mon avis
C’est à force de voir son nom cité dans les différentes bibliographies consacrées au féminisme et au patriarcat que j’ai eu envie de m’attaquer sérieusement aux travaux anthropologiques fondamentaux de Françoise Héritier, et notamment à Masculin/Féminin I et II.
Certes, les termes anthropologiques sont difficiles à appréhender, mais le style de Françoise Héritier est aussi clair que possible, appuyé de répétitions qui laissent le temps de digérer. Ce volume 1, qui est en fait un recueil d’articles, est particulièrement répétitif, en ce sens que les articles développent les mêmes idées d’une autre manière, mais cela permet de bien comprendre les logiques qui sous-tendent les rapports hommes-femmes. L’ouvrage est riche d’exemples de toutes les époques et de toutes les régions du monde, déclinant les différentes manifestations de ce que Françoise Héritier a appelé la valence différentielle des sexes, qui est au fondement des représentations archaïques. En d’autres termes, le patriarcat est universel, dans la mesure où chaque culture, avec des mécanismes différents, a érigé le masculin en sexe fort et le féminin en sexe faible.
Après avoir refermé le livre, il m’est apparu évident que j’aurais dû le lire des années plus tôt, car j’aurais pu poser des mots sur des ressentis, et j’aurais décelé davantage d’injustices. En clair, si j’ai toujours été instinctivement mais confusément féministe, j’ai franchi un pas vers l’analyse théorique qui me permet d’être plus armée pour faire face aux préjugés sexistes. Françoise Héritier l’explique d’emblée dans ce premier volume : « les éléments principaux qui constituent notre monde ne sont jamais remis en question5 », notre intégration dans la société repose sur « l’adhérence aveugle au monde » de chacun·e, selon la formule de Georges Picard. Les structures mentales qui sous-tendent, justifient, régulent la société sont invisibles et impensées. Mon objectif personnel est de toutes les révéler. Et vous ?
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Masculin/Féminin 1
La pensée de la différence
Françoise Héritier
Éditions Odile Jacob
Collection poche
2012
336 pages
10,90 euros
Tags : françoise héritier, masculin/féminin, patriarcat, filiation, parenté, domination masculine, féminisme
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Commentaires
Toutes les révéler ? Quelle tâche immense !
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Jeudi 11 Octobre 2018 à 15:25
Oui haha ! J'ai soif de comprendre le monde, et d'aider à la changer ;)
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Oh, pour avoir déjà écouté Françoise Héritier quelques fois et m'intéressant beaucoup à l'anthropologie, ton article me donne bien envie de prendre le temps de lire les deux volumes de Masculin/Féminin. Merci beaucoup pour la suggestion !
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Lundi 10 Décembre 2018 à 12:30
Avec grand plaisir ! J'espère que tu trouveras le temps des les lire :) Cela fait quelques mois que je ne lis et chronique que des textes en lien avec le féminisme, ça va finir par lasser haha ;)
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Les deux tomes m'attendent sur mon étagère depuis des lustres, j'espère les lire un jour quand-même ! ^^
Coucou Irène ! Je te le souhaite car franchement, même si cela peut être difficile d'accès, cela vaut vraiment le coup ! Merci pour ta visite :)