-
Retour aux mots sauvages ≡ Thierry Beinstingel
Retour aux mots sauvages
Thierry Beinstingel
Fayard
2010
Suite à une reconversion forcée, « Éric », la cinquantaine, a troqué ses outils d’électricien pour devenir téléopérateur.
« Bonjour, que puis-je faire pour votre service1 ? »
Celui qu’on appelle le « nouveau », ou encore « Éric », prénom qu’il a du choisir selon les conventions de l’entreprise, fait son premier jour en tant que téléopérateur. À cinquante ans, lui qui était électricien, a été forcé à se reconvertir dans une entreprise encore plus loin de son domicile. C’était téléopérateur ou chômeur.
Sans considération pour ce qu’il est, ce qu’il a été dans sa vie, il découvre alors la déshumanisation et la robotisation du travail à la chaîne. « Éric » enchaîne les appels des clients en suivant un protocole ultra précis, qui établit pour lui toute une liste de réponses toutes faites, générant parfois des dialogues incohérents. Peu à peu, ses mains perdent leurs cornes, la peau s’adoucit, les ongles se lissent. Sa bouche, à force de parler dans le vide, s’assèche.
Chaque semaine, les objectifs marketing ciblent les services à vendre aux clients, quels que soient leurs véritables besoins. Les objectifs sont si importants qu’ils ne laissent pas de place aux rapports humains entre collègues. Il n’a pas déjà raccroché avec un client, dont il ne saura jamais s’il a été satisfait, qu’un autre client l’attend au bout de la ligne.
La pression est constante, au point qu’une vague de suicides frappe l’entreprise. Avec la pression des managers, le harcèlement des clients au téléphone, les conditions de travail deviennent encore plus dures.
Un jour, dans la perte d’identité, le délitement du lien social, « Éric », en homme consciencieux, prend une initiative et rappelle un client.
Pour finir
Le Retour aux mots sauvages, c’est le téléopérateur, esclave moderne dont chaque phrase est dictée par un protocole précis, qui tente d’exister malgré son travail. Répétitif, insupportable, déshumanisant à l’extrême, le métier de téléopérateur est un des derniers que le libéralisme n’a pas encore réussi à supprimer à coup de technologies ultra novatrices et révolutionnaires. Chaque jour, les téléopérateurs interchangeables subissent l’agressivité des clients mécontents et des managers qui attendent des objectifs de rentabilité ; ils vivent dans la peur et dans l’angoisse.
Le téléopérateur, c’est l’épiphénomène le plus visible, le plus exacerbé, d’un modèle d’entreprise profondément ancré dans le libéralisme ; ce modèle qui place la rentabilité au centre de l’entreprise et considère l’humain comme une variable d’ajustement comme une autre. Le pouvoir de collectivité des travailleurs a été anéanti, avec la baisse d’influence des syndicats et le rapport individualiste avec le travailleur, qui négocie seul ses droits avec l’entreprise.
Le malaise au travail est une composante de plus en plus banale avec laquelle l’être humain devrait s’accommoder. Travailler, c’est souffrir ; jusqu’à la dépression, jusqu’au suicide. Dans Retour aux mots sauvages, Thierry Beinstingel dénonce le voyeurisme des médias et la violence des clients harceleurs après une vague de suicides dans la télécommunication (on en parle moins, mais il y en a toujours).
« Je me suicide à cause de mon travail. À cause de. Origine, fondement, raison, motif. Retour brutal aux mots sauvages2. »
Face au malaise de plus en plus flagrant, la réponse managériale est une injonction au bonheur, avec ce positivisme factice qui fait gerber : soyez heureux de travailler pour nous, nous travaillons dans la bonne humeur, nous sommes réunis sous les mêmes valeurs ! S’il épouse l’entreprise à coups de « culture d’entreprise », il sera moins enclin à se retourner contre son employer ou à se suicider. Tous les petits rituels sont bons pour créer cette fausse convivialité, qui n’a pour seul but que de faire augmenter la productivité et avaler la dure pilule au travailleur : tu travailleras dur, longtemps et pour un salaire de misère !
« Un employé heureux est plus performant, un salarié malheureux ne crée pas de valeur : phrases réelles, publiées lors des tristes événements, autant de preuves d’un totalitarisme entièrement dévoué au profit, corps et âme3. »
La réponse d’« Éric », le protagoniste de Retour aux mots sauvages, est peut-être de ne pas se fondre totalement dans le moule, mais d’impulser ses propres manières de faire, d’imposer son caractère au poste qui nous est confié. Il ne faut pas sous-estimer l’impact de quelqu’un sur l’ensemble du groupe. C’est aussi de faire attention aux mots qu’on emploie, qu’on entend, qu’on reprend à notre compte, et à leur sens véritable.
Dans la lignée de la littérature prolétarienne, Retour aux mots sauvages est un roman captivant. Seulement, la forme n’est pas totalement convaincante. De la part d’un professionnel des télécommunications, on pouvait attendre davantage de profondeur dans l’analyse psychologique et dans le fonctionnement de l’entreprise. Ce manque de profondeur tient probablement de ce procédé littéraire souvent utilisé — rendre « Éric » anonyme pour dénoncer cette déshumanisation — et qui contribue à ne pas s’attacher au protagoniste, malgré l’immersion du monologue intérieur renforcée par la suppression des tirets et des guillemets autour des dialogues. Mais, malgré ce choix littéraire impersonnel, il y a cette manière de cadencer ses phrases, de créer le rythme avec les verbes, qui l’emporte, et qui donne un grand plaisir à la lecture de ce roman aux thèmes graves.
Lisez aussi
L’Homme au marteau Jean Meckert
L’Employé Guillermo Saccomanno
En crachant du haut des buildings Dan Fante
"La Commune n'est pas morte" Eric Fournier
La Tête hors de l’eau Dan Fante
Trois hommes, deux chiens et une langouste Iain Levison
Tribulations d’un précaire Iain Levison
Un petit boulot Iain Levison
Un job pour tous Christophe Deltombe
Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray
La Fille derrière le comptoir Anna Dubosc
Boulots de merde ! Julien Brygo et Olivier Cyran
La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont
1. Page 109. -2. Page 105. -3. Page 106.
Retour aux mots sauvages
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
2010
304 pages
19 euros
Disponible aussi en poche« En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté ≡ CollectifO Matador ≡ Patricia Melo »
Tags : Thierry Beinstingel, suicide, travail, malaise, dépression, Orange, France Télécom, Renault, management, littérature prolétarienne, retour, sauvages
-
Commentaires
Il y a pourtant beaucoup à dire avec ce genre de thèmes, et j'aime bien les romans psychologiques.
Ajouter un commentaire
Un métier que l'on décrit peu. Difficile d'en faire un roman.