• Une page d’amour ≡ Émile Zola

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    Une page d’amour

    (tome 8 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Georges Charpentier

    1879

     

    Une fois de plus, je replonge dans l’univers de Zola ! Et quel plaisir de retrouver tout ce que j’aime chez lui. Une page d’amour, le tome 8 de la série des Rougon-Macquart, est probablement l’un des moins connus. Il met en scène Hélène Grandjean, une jeune veuve qui vit à Passy avec sa fille Jeanne âgée de 11 ans. En apparence, ce roman semble simple, moins violent que les autres, mais en fin de compte je l’ai trouvé très réussi et bien cruel. 

    « Une vraie sainte, un ange de paradis, et belle, si belle qu’on se mettrait à genoux dans les rues pour la voir passer1 »

    Hélène Grandjean vit à Passy avec sa fille Jeanne âgée de 11 ans. Depuis la mort de son mari, à leur arrivée à Paris, un an et demi plus tôt, Hélène vit recluse avec sa fille dans un bel appartement aménagé et décoré par son ami l’abbé Jouve. 

    Le luxe de cette vie bourgeoise citadine la heurte un peu, car Hélène est de la lignée des Macquart, la branche pauvre de la famille Rougon-Macquart. Elle est la fille d’Ursule Macquart et du chapelier Mouret, et la sœur de Sylvère (tome 1, La Fortune des Rougon) et de François Mouret (tome 4, La Conquête de Plassans).

    À cette époque, Passy n’est pas encore rattachée à Paris, mais la ville semble déjà, d’après le texte de Zola, très bourgeoise et aristocratique. L’opposition est nette avec l’immense succès qu’est L’Assommoir, le tome 7 paru quelques années avant, et qui se déroule dans les quartiers pauvres de La Chapelle dans le 18e arrondissement. Pour Zola, il s’agissait de montrer qu’il excellait aussi bien dans l’art de décrire le prolétariat que la bourgeoisie.

    De Paris, Hélène ne connaît rien du tout, elle ne sort que très rarement de chez elle. Mais Paris est un personnage à part entière du roman, car chaque jour, Hélène s’installe à sa fenêtre qui lui offre une vue plongeante de la ville. Ainsi, chaque description d’une saison à Paris fait écho à la vie intérieure d’Hélène.

    « Il faut me guérir, monsieur, n’est-ce pas ? Pour que maman soit contente… Je boirai tout ce que vous me donnerez, bien sûr2. »

    Une nuit, alors que sa fille Jeanne souffre d’une nouvelle crise de chloro-anémie, Hélène va à la rencontre de son voisin, le docteur Deberle. Cet épisode marque un tournant dans sa vie : peu à peu, elle visite les Deberle et entre dans leur intimité. Henri le médecin, son épouse Juliette, décrite comme une « jeune femme écervelée3 », bavarde, mondaine et versatile, « tourmentée du besoin de faire ce que tout le monde faisait4 », et le petit Lucien, aussi bien portant que Jeanne est malade.

    Jeanne, qui entre dans l’adolescence, semble souffrir de la même faiblesse héritée de son arrière-grand-mère, Adélaïde Fouque (tome 1, La Fortune des Rougon). La chloro-anémie, dans la littérature romanesque, touche les jeunes femmes vierges ; et, chez Zola, c’est l’une des manifestations des tares familiales héréditaires.

    Hélène semble se contenter de cette vie sage et solitaire, pleine de l’amour possessif, jaloux, exclusif de sa fille Jeanne. Depuis le décès de son mari, Hélène vit dans une paix tranquille et vertueuse, dans une honnêteté, une fermeté dénuées de toute passion. Elle occupe ses journées en compagnie des Deberle, elle se rend à leurs réceptions futiles, elle fait des visites de charité à la vieille Mme Fétu, elle se rend à la messe… Toutes les activités propres aux dames honorables, de « bonne éducation ».

    Mais son ami l’abbé Jouve l’enjoint à se remarier.

    « Aimer, aimer ! certes, elle aimait son enfant. N’était-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-là ? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu’aucune lassitude ne pouvait rompre5. »

    Une page d’amour, un roman moralisateur ?

    J’ai beaucoup aimé lire Une page d’amour. Pour tout dire, j’ai littéralement fondu en larmes. L’intrigue, resserrée sur une poignée de personnages, est simple en apparence (et assez prévisible quand on connaît le goût terrible de Zola pour le tragique). Elle est organisée autour d’une armature faite de parties et de chapitres, à la fois très solide, très mathématique, et invisible si l’on n’y prend pas garde.

    J’aime le fait que Zola mette en avant beaucoup de femmes dans ses romans (Renée dans La Curée, Gervaise dans L’Assommoir, Nana, Denise dans Au Bonheur des Dames…), mais il leur réserve presque toujours des destins tragiques. Sur le thème de la passion impossible et conflictuelle, Zola soulève plusieurs interrogations. Qu’est-ce que l’amour ? Faut-il choisir entre le devoir d’élever son enfant et une relation amoureuse ? Comment « réagencer » sa famille après la perte d’un de ses membres ? 

    Une page d’amour est effectivement un roman bien cruel ! Est-il moralisateur ? Ou bien ne dénonce-t-il pas justement la moralisation ? Car, dans Une page d’amour, le désir d’Hélène est écrasé par la culpabilité, la résignation, les codes et les lois d’une bourgeoisie rigide, d’une Église qui codifie et aseptise toutes les relations. Je penche plutôt pour la deuxième option, car Zola écrit en réaction avec son époque : les années 1870-1880 et le retour à l’ordre moral, postérieur à la Commune de Paris. 

    Dans Une page d’amour, j’ai savouré la description critique du milieu bourgeois et aristocratique : les grandes réceptions pour parader et cancaner, les cérémonies à la messe qui ne sont finalement que des rendez-vous pour se donner bonne conscience et papoter, les visites aux pauvres qui sont des occasions de faire une « bonne action »… Ce milieu hypocrite, factice, vide, décrit à travers l’attitude et la physionomie des personnages, n’attire pas Hélène. 

    Dans ce roman, on n’échappe pas à l’habituelle scène orgiaque : lors du bal, les enfants, imitant à la perfection les « bonnes manières » de leurs parents, se goinfrent de choux à la crème (à l’instar des aristos dans La Curée, des pauvres lors du mariage de Gervaise dans L’Assommoir). Zola montre définitivement qu’il est aussi à l’aise avec les portraits des prolétaires que des bourgeois·es…

    Une page d’amour marque aussi par l’omniprésence de Paris. Paris n’est presque vu que depuis la fenêtre d’Hélène, mais il habite entièrement le roman, comme un compagnon qui est à la fois tranquillisant et indifférent — car, quoi qu’il arrive, il reste dans sa vie, là, immuable et changeant à la fois.

    Du même auteur

    La Fortune des Rougon, tome 1 des Rougon-Macquart

    La Curée, tome 2

    Le Ventre de Paris, tome 3

    La Conquête de Plassans, tome 4

    La Faute de l'abbé Mouret, tome 5

    Son excellence Eugène Rougon, tome 6

    L’Assommoir, tome 7

    La Terre, tome 15

    1. Page 61. -2. Page 181. -3. Page 170. -4. Page 172. -5. Page 92.

    Une page d’amour

    (tome 8 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Édition d’Henri Mitterrand

    Éditions Gallimard

    Collection Folio classique

    2021 (2018 pour la première parution dans la collection)

    414 pages

    9,20 euros

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 19 Janvier à 17:22

    Je n'ai lu que les Zola les plus classiques, et c'était il y a longtemps. Ce texte-là n'est pas des plus connus en effet, en tout cas ce n'est pas le milieu pour lequel Zola est connu. Il n'est pas étonnant qu'il soit aussi bon, ce n'était pas un écrivain de classe même si sa plume a écrit le peuple avec authenticité. 

      • Mardi 23 Janvier à 15:07

        Coucou Sandrine ! Il me manque encore quelques romans à découvrir, mais pour le moment c'est L'Assommoir mon préféré <3 T'as pas envie de les relire, avec un œil neuf ?

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