• Les Humilié·es ≡ Rozenn Le Carboulec

    les humilié-es rozenn le carboulec bibliolingusLes Humilié·es

    Rozenn Le Carboulec

    Éditions des Équateurs

    2023



    Merci à Babelio pour son opération Masse critique

     

    Il y a dix ans déjà, le 17 mai 2013, la loi pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels était promulguée (mais pas la PMA, qui a été votée… en 2021). Dans cette enquête, Rozenn Le Carboulec, journaliste spécialiste des questions LGBTQIA+, raconte les principaux événements de cette période : l’homophobie de La Manif pour tous, des collectifs d’extrême droite et de l’église catholique, mais aussi la responsabilité du gouvernement PS de François Hollande alors au pouvoir, qui a permis à cette haine de s’exprimer en faisant de ce projet loi un « débat républicain », et celle des médias mainstream qui se sont fait volontiers le relais de ce déferlement de haine. Cet ouvrage est particulièrement instructif, car il retrace l’histoire de cette loi et en tire les conséquences dix ans après pour nos milieux militants et associatifs.

    « Nous n’avons pas le privilège de pouvoir qualifier cette période de “scorie de l’histoire”, parce que cette histoire, c’est la nôtre. Une histoire avec un grand H, comme humiliation, comme homophobie1. »

    Les humilié⋅es, qui donnent le titre à cette enquête, ce sont les personnes homosexuelles (dont l’autrice) qui, pendant presque un an, ont vu leur vie, leur identité, leur intimité, jetées en pâture dans les médias mainstream. Sous couvert de « débat démocratique » et « républicain », il y a eu un déferlement de haine dans les médias mais aussi dans les rues (le nombre d’agressions homophobes ayant explosé en 2013). 

    « Aux personnes LGBT, ces débats auront coûté des nuits d’insomnies, des agressions en tout genre, leur dignité, pour certain-es leur vie. C’est cette humiliation-là, trop longtemps ignorée, dont il me semble important de parler aujourd’hui2. »

    « Hier, le Pacs, aujourd’hui le mariage et l’adoption, demain l’inceste et la pédophilie3. »

    À l’occasion du projet de loi pour le mariage et l’adoption des couples homosexuels, le collectif pour La Manif pour tous, avec à sa tête Frigide Barjot, ainsi que les collectifs d’extrême droite et l’église catholique conservatrice ont déversé leur haine sur les antennes, invoquant un ensemble d’arguments homophobes, patriarcaux et sexistes.

    « En réalité, la majorité des manifestants contre le “mariage pour tous” ne connaissent rien au quotidien des personnes LGBT. Leur entre-soi est tel, et leurs œillères si démesurées, qu’ils n’imaginent aucune “autre” possible. Plutôt que de continuer à défendre un modèle familial unique, impuissant à garantir le bonheur des enfants, si on s’intéressait enfin à la réalité des familles homoparentales4 ? »

    Parmi l’ensemble d’arguments nauséabonds et dénués de toute réalité sociale et de tout fondement scientifique, la préservation de la famille, de la démographie et des enfants sont tout à coup invoqués. Pour les opposant⋅es au « mariage pour toustes », il faut maintenir une société patriarcale et hétéronormée et une hiérarchie des genres, avec à sa tête la figure du père qui serait vitale pour le bien-être de l’enfant (notez l’attaque spécifiquement lesbophobe). C’est tristement ironique et hypocrite quand on sait que l’écrasante majorité des violences conjugales et familiales sont commises par des hommes, des pères, des oncles, et que l’église catholique, deuxième lieu de violences infantiles après la famille, ne sait pas protéger ses propres enfants des prêtres agresseurs et violeurs…

    « [...] il n’existe pas de modèle familial idéal ni de foyer parfait. Pas plus chez les couples LGBT qu’hétéros. En revanche, une chose est sûre : les enfants issus de familles homoparentales sont profondément désirés et aimés, avant même leur naissance. En leur sein, la parentalité n’advient jamais par accident, ou sur un simple coup de tête. Elle représente un tel parcours du combattant que personne ne s’y aventure sans une profonde et longue réflexion, et une préparation à toute épreuve. Il s’agit de mettre de l’argent de côté, de suir, pour les femmes, des examens médicaux invasifs, des questionnaires interminables, de planifier de nombreux allers-retours dans un autre pays, ou de patienter au moins un an si elles choisissent d’être suivies dans le leur, de s’outer, pour certaines, auprès de leur hiérarchie afin de justifier des absences de dernière minute, d’encaisser les échecs, parfois de tout recommencer, puis de réussir à être reconnues comme parents une fois que l’enfant est né·e5. »

    « Ce qui s’est joué dans l’opposition au “mariage pour tous” n’a en réalité rien à voir avec la défense “de l’intérêt de l’enfant”. Il s’agit, dans ce combat-là, comme dans tous ceux l’ayant précédé et suivi, avant tout de protéger un modèle patriarcal qui, s’il venait à s’écrouler, chamboulerait tout autant un idéal familial fantasmé que la structuration symbolique et hiérarchique de l’Église6. »

    « Si j’ai choisi de ne pas retranscrire ici la violence de nombreuses publications de l’époque, il n’en reste pas moins que cette période incarne à mes yeux autant une défaite du journalisme qu’une grande désillusion7. »

    Tous ces propos homophobes n’auraient pu jaillir avec tant de violence sans la complicité des médias mainstream. Comme j’ai pu le montrer dans plusieurs chroniques sur le journalisme, ils ont véritablement créé l’événement de La Manif pour tous en relayant abondamment les images des cortèges de ses manifestations, la figure de Frigide Barjot, et en reprenant ses éléments de langage sans esprit critique. Ils ont par exemple grandement relayé la fameuse « théorie du genre » : ce concept essentialisant et fondamentalement inégalitaire, sorti du champ d’étude scientifique, est une énième panique morale8 visant à dénoncer le genre comme une atteinte à la différenciation et à la complémentarité entre les hommes et les femmes.

    Et, comme toujours, les médias mainstream ont surreprésenté un mouvement minoritaire dans la société et invisibilisé la parole des concerné⋅es, en particulier des lesbiennes

    Mais dans cette médiatisation homophobe, l’autrice pointe en particulier la responsabilité des médias qui se disent de gauche. Car, sous couvert de se montrer neutres, de représenter tous les points de vue, de respecter la liberté d’expression, ces derniers ont aussi largement relayé les propos homophobes. Était-ce nécessaire, dans la mesure où les médias comme BFM, Le Figaro et La Croix le faisaient déjà abondamment ? Les médias dits de gauche auraient pu, au contraire, relayer les paroles des concerné⋅es pour contrebalancer l’ensemble du « débat » (si tant est qu’il y ait un débat sur la liberté de toustes à fonder une famille…). 

    La volonté des médias dits de gauche de créer un « espace de dialogue », de « symétriser » le débat9, est dangereuse, car elle ne prend pas en compte le fait que les médias de droite ont une audience beaucoup plus grande que les médias de gauche. Elle permet à ces médias, Libé et L’Obs en particulier, de ne pas réellement prendre position, et met sur le même plan l’ensemble des opinions et des savoirs, comme s’ils se valaient tous !

    « Cette gauche socialiste a fait beaucoup de mal parce qu’elle nous a fait perdre beaucoup de temps et a donné, à la droite et à La Manif pour tous, des arguments audibles contre le mariage10. » (Daniel Borrillo)

    Mais la responsabilité d’une telle violence incombe avant tout à la « gauche » de François Hollande alors au pouvoir qui, en créant un débat national, a permis à la droite conservatrice d’exprimer sans complexe toute son homophobie, comme si être homophobe était une opinion, pas un délit. Autoriser un débat sur le mariage, l’adoption et la PMA des couples homosexuels, c’est considérer que l’homophobie est une opinion comme une autre…

    Malgré les jolis discours de la ministre de la Justice Christiane Taubira11, la position du PS était très molle, très consensuelle, pour ménager les droitard⋅es. Ce gouvernement n’a cessé de tergiverser sur le contenu de la loi, qui a finalement été votée sans la PMA (procréation médicalement assistée). Il aura fallu attendre la nouvelle loi sur la bioéthique de 2021 pour que celle-ci soit enfin accordée aux femmes lesbiennes et aux femmes célibataires ! Et encore, il y a plus d’un an d’attente pour obtenir une assistance médicale à la procréation avec don de sperme (depuis la première consultation jusqu’à la première tentative)…

    « Humiliées, les femmes lesbiennes et les femmes célibataires forcées à se rendre à l’étranger pour concevoir un enfant. Humiliées, forcées à débourser au minimum 1000 euros par tentative, sans compter le coût des trajets et autres frais. Humiliées, celles qui en sont privées, faute de moyens financiers, ou contraintes d’abandonner. Humiliées, celles ayant renoncé à être mères pour ne pas enfanter dans l’illégalité. Humiliées, celles qui ont repoussé ce projet dans l’espoir de voir la PMA enfin autorisée en France, et pour qui il est désormais trop tard. Humiliées, celles qui se refilaient les contacts de gynécologues français acceptant de suivre les couples de lesbiennes sous le manteau, comme au temps des avortements clandestins. Humiliées, celles victimes de fausses couches, condamnées à tout recommencer. Humiliées, celles qui ont dû subir un curetage seules, sans le soutien de leurs compagnes, tenues à l’écart. Humiliées, enfin, celles qui ont pu devenir maman, le sont au plus profond d’elles-mêmes, mais ne sont pas reconnues comme parents aux yeux de l’État, et, pour certaines, ne le seront jamais, et n’ont pas vu leurs enfants depuis des années12. »

    Mon avis

    Encore une fois, j’ai particulièrement bien choisi mon livre de cette dernière opération Masse critique de Babelio ! L’enquête de Rozenn Le Carboulec, publiée par les Éditions des Équateurs est particulièrement instructive car, d’un côté, elle retrace l’histoire du « mariage pour tous » en 2012-2013 (qui commence en fait dès l’adoption du Pacs en 1999) ; et, de l’autre, elle tire les conséquences dix ans après le vote de la loi pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels.

    « Dix années se seront presque écoulées entre le premier projet d’union civile et le vote du Pacs. Quatorze entre le Pacs et le “mariage pour tous”. Il aura fallu attendre quasiment dix ans de plus avant l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Soit trente-quatre ans. Mon âge aujourd’hui13. »

    Pour l’autrice, l’extrême droite s’est organisée et structurée en France lors de la formation de la Manif pour tous en 2012-2013. C’est pourquoi, de notre côté, nous devons aussi nous organiser, consolider nos milieux militants et associatifs, afin de parer les attaques incessantes et les paniques morales en chaîne. Hier le mariage et l’adoption pour les homosexuel·les et la PMA, aujourd’hui encore les personnes trans, les femmes voilées, les habitantes des quartiers ségrégués, exploités et paupérisés, les écolos, les anarchistes…

    « Partout dans le monde, et y compris en Europe, l’arrivée au pouvoir de forces populistes s’accompagne ainsi des mêmes politiques. De manière aléatoire, et dans un ordre qui diffère selon les pays, les gouvernements conservateurs s’en prendront ainsi tour à tour aux immigrés, aux personnes LGBT et aux droits des femmes, le tout étant intrinsèquement lié14. »

    Nous sommes toustes concerné⋅es. Nous, les « wokistes », les « islamogauchistes », les « écoterroristes », devons rester particulièrement vigilant·es, car aucun droit n’est acquis pour toujours, comme on peut le voir aux États-Unis avec la régression du droit à l’avortement. 

    Organisons la riposte !

    « [Le militantisme] reste vraiment un remède très efficace, je pense, contre la tristesse et l’impuissance politiques15. » (Alice Coffin)

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    1. Page 182. -2. Page 178. -3. Page 146. -4. Pages 236-237. -5. Page 236. -6. Page 247. -7. Page 46. -8. « Selon le sociologue sud-africain Stanley Cohen, une “panique morale” naît lorsqu’une “condition, un incident, une personne ou un groupe de personnes sont brusquement définis comme une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts”. Son éclosion dépend de trois principaux facteurs : les “entrepreneurs de morale” (“moral entrepreneurs” ou “claim-makers”) qui ciblent des individus ou des comportements qu’ils jugent comme “déviants”, les “boucs émissaires” (“folk devils”), désignés par ces derniers, et enfin, leur mise en avant dans des “médias de masse”, nommés “tabloïd justice” par Cohen. » (page 116) -9. Selon les propos de Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage. -10. Page 151. Daniel Borrillo est chercheur au Centre de recherche sur les sciences administratives et politiques (CERSA/CNRS) et membre du LEGS (Laboratoire d'études sur le genre et les sexualités) et militant pour les droits LGBT. -11. Selon l’autrice, Christiane Taubira a été érigée en icône LGBT, alors qu’elle ne connaissait rien au sujet, contrairement à Dominique Bertinotti, alors ministre de la Famille, qui a œuvré pour faire aboutir le projet de loi tout en luttant contre un cancer. -12. Pages 215-216. -13. Page 151. - 14. Page 274. -15. Page 213.

     

    Les Humilié·es

    Rozenn Le Carboulec

    Éditions des Équateurs

    2023

    304 pages

    21 euros

     

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  • Commentaires

    1
    Samedi 22 Juillet 2023 à 09:30

    J'ai également lu ce livre et j'aime beaucoup ton avis, avec lequel je suis plutôt d'accord... Cette lecture a été très instructive mais aussi difficile par moments, tant les propos rapportés sont écœurants.

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