• Pérennes

    Délimitées dans le temps et l'espace — un pays, une guerre —, les œuvres pérennes excellent dans cette catégorie, car elles racontent leur époque avec talent. Elles m'ont touchée par leur intensité, leurs personnages, tout autant qu'elles m'ont appris un pan d'histoire et de culture du monde.

  • Rentrée littéraire 2022

    arpenter la nuit leila mottley bibliolingus

    Arpenter la nuit

    Leila Mottley

    Éditions Albin Michel

    2023

     

    Traumavertissement : violences sexistes et sexuelles, racisme

    « Je voulais juste une famille. Je voulais juste qu’il y ait un truc qui fonctionne, un truc qui soit à moi1. »

    Kiara, une jeune fille noire de 17 ans, vit avec son frère Marcus âgé de deux ans de plus dans la ville d’Oakland, en Californie. À cause de la pauvreté, de la mort, de la prison, iels sont livré·es à elleux-mêmes.

    « J’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu2. »

    Arpenter la nuit commence lorsque le loyer double du jour au lendemain. Au bord du gouffre, Kiara supplie son frère Marcus de trouver du boulot pour qu’iels ne se retrouvent pas sous les ponts. Mais Marcus, fuyant et obstiné, pétri de chagrin et de rage, tente de percer dans le rap pour faire fortune et les sauver.

    Kiara, plus terre à terre, tente de trouver un petit job. Les semaines passent, ponctuées des visites angoissantes du proprio qui réclame son loyer, et Kiara ne se fait embaucher nulle part.

    Kiara prend sous son aile Trevor, son voisin de 9 ans, lui aussi livré à lui-même depuis que sa mère addict au crack est partie sans laisser d’adresse. Elle trouve du répit chez Alé, son amie butch et skateuse qui l’accueille dans le resto de ses parents.

    Mais Kiara finit par se faire « attraper par la rue3 » lorsqu’un type la prend pour une prostituée dans le bar où elle était venue demander du travail. Elle commence à se prostituer pour payer le loyer, pour sauver Marcus et Trevor.

    « Maintenant que j’ai couché une fois, je peux le refaire, c’est rien qu’un corps, voilà ce que je me répète. Rien que de la peau. Pas besoin que je me prenne la tête. C’est juste histoire de régler les loyers en retard4. »

    Mon avis

    Arpenter la nuit est une déflagration. J’ai été happée et envoûtée par cette lecture ! À travers l’histoire de Kiara, Leila Mottley, romancière et poétesse états-unienne noire née en 2002, fait entendre la voix des personnes qu’on n'écoute pas, qui sont abandonnées, détruites, tuées par le système capitaliste, raciste, patriarcal et corrompu.

    On pourrait penser que l’autrice s’est acharnée sur son personnage. Mais, pour une jeune fille mineure, sexisée, racisée, queer, précaire, ce n’est apparemment qu’une question de temps avant l’écrasement final. Sans famille ni soutien de l’État, il suffit d’un enchaînement de circonstances et de galères : le chômage, l’addiction, la rue, le deal, le meurtre, la prison, la maladie, le décès

    Avec une langue captivante, brute, et empathique, Kiara raconte sa solitude, son lent pourrissement, mais aussi ses envies, son amour pour Alé, qui « a toujours eu des rêves immenses et une petite vie5 », son instinct maternel pour le petit Trevor, le soleil de sa vie, et pour son frère Marcus, sa boussole brisée. Il y a, dans la langueur de tout le bleu de Kiara, sa copine Shauna, devenue maman à 17 ans, l’hypnotique Camila qui guide ses premiers pas sur le trottoir, Marsha, la première femme blanche qu’elle voit de près, mais aussi les flics qui « se croient invincibles6 » dans leur uniforme.

    Arpenter la nuit est un roman intime, puissant, engagé, féministe, qui nous documente autant qu’il nous tourmente. À partir d’un scandale qui a secoué la ville d’Okland en 2015 sous Obama, l’autrice s’inscrit dans le mouvement Black Lives Matter en participant à rendre visibles les femmes afro-américaines

    Ce roman devrait aussi nous mettre en garde : pourquoi Arpenter la nuit a-t-il rencontré un tel succès en France ? Sommes-nous séduit·es parce qu’on y voit une préfiguration des conséquences à long terme du macronisme ? parce qu’on se rassure en se disant que c’est pire aux États-Unis ? parce qu’on se délecte du voyeurisme ? parce qu’on est subjugué·es par le talent d’une si jeune autrice ? Pourquoi est-il une catharsis à nous, lecteurices français·es ? Qu’est-ce que ça dit de nous-mêmes, et de notre société à laquelle on ne peut/parvient pas véritablement échapper ? Dis-moi en commentaire ce que t’en penses !

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    Léa Castor Corps à coeur Coeur à corps 

    Arpenter la nuit

    (Nightcrawling)

    Traduit de l'américain par Pauline Loquin

    Leila Mottley

    Éditions Albin Michel

    Collection Terres d'Amérique

    2022

    416 pages

    21,90 euros

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  • les trente noms de la nuit zeyn joukhadar bibliolingus

    Les Trente Noms de la nuit

    Zeyn Joukhadar

    Éditions Rue de l’échiquier

    2022

     

     

    Les Trente Noms de la nuit de Zeyn Joukhadar est un roman probablement sous-estimé, un petit bijou caché sous une couverture que je trouve insignifiante. Et pourtant, ce texte m’a continuellement surprise par son histoire, ses thématiques, sa finesse, sa poésie, sa beauté, sa tristesse et ses détails impressionnants. Une petite bulle sensorielle qui n’a, à mon avis, pas le succès qu’elle mérite.

    « Cinq ans ont passé et le temps n’a guéri aucune blessure1. »

    New York, de nos jours. Le personnage principal, d’origine syrienne, vit dans un logement HLM avec sa grand-mère syrienne. Depuis le décès de sa mère ornithologue, survenu 5 ans auparavant, il galère pour payer le loyer et les médicaments de sa grand-mère. 

    Il raconte la douleur constante de ce deuil qui ne finit pas et les changements qui s’opèrent en lui depuis 5 ans : par petites touches, on comprend qu’il ne se reconnaît pas dans le genre qui lui a été assigné à la naissance.

    « Toute ma vie on m’a appris que la masculinité, c’est les cheveux courts et des chaussures à bout carré, que c’est prendre de la place, élever sa voix. Être doux, c’est être moins homme. Être délicat, rire, faire de l’art, saigner entre les jambes — on m’a appris que tout cela faisait de moi une femme. On m’a appris toute ma vie que danser c’est être vulnérable et que le monde écrase ceux qui sont vulnérables. On m’a appris qu’être invincible et être digne d’amour c’était pareil2»

    « Elle est morte alors qu’elle essayait d’identifier un couple d’oiseaux rares dans la zone. J’ai retrouvé ses carnets dans le placard de Teta3. »

    Un jour, il trouve la force de se plonger dans les affaires de sa défunte mère, et tombe sur le journal intime de Layla Z, une artiste immigrée syrienne du début du XXe siècle que sa mère adorait parce qu’elle réalisait des estampes et des aquatintes d’oiseaux.

    « Que l’art, ou le monde naturel, puisse appartenir à qui que ce soit, c’est une idée qui me met toujours mal à l’aise. Une œuvre n’est pas seulement forgée par l’artiste, mais par toute personne qui interagit avec ; elle appartient un peu à tout le monde. C’est aussi de cette façon qu’on fabrique la vie : avec l’aide de nombreuses mains4. »

    « Imaginons qu’il y ait un tableau ? Si je pouvais le trouver5 ? »

    Seulement, sa mère et l’artiste Laila Z semblent toutes deux avoir vu une espèce rare d’oiseaux, dans le quartier Little Syria de New York, à présent quasiment démoli par la mairie. Pour réhabiliter les mémoires de cette artiste et de sa mère ornithologue, pour protéger cette espèce rare nichée dans ce quartier historique, pour faire son deuil aussi, le personnage principal part sur les traces des œuvres de Laila Z.

    « J’attendais le jour où nos professeurs nous expliqueraient le vol de la terre sur laquelle nous vivions et pourquoi nos livres de classe parlaient des peuples indigènes comme s’ils n’existaient plus et pourquoi tous les livres que nous lisions étaient écrits par des hommes blancs morts. J’avais la certitude que les brutes de l’école seraient punies, que la police finirait par cesser de contrôler les parents de mes copains noirs, tard le soir, et que mes camarades de classe qui avaient une tante ou des grands-parents sans-papiers finiraient un jour par ne plus avoir à s’inquiéter qu’ils leur soient enlevés. “Allah est celui qui supprime les obstacles.” Mais après l’incendie, après ton enterrement, après que la police a ignoré les menaces que tu avais reçues… j’avais déjà compris depuis longtemps, alors, qui avait construit ce système et pour qui, et j’avais depuis longtemps abandonné mes idées de justice6. »

    « C’est le rêve qui me hante sans relâche depuis mon premier saignement : pouvoir exister hors de moi-même, effacer ce qui cloche en moi7. »

    À travers cette quête, le personnage principal change. Ses cheveux, il finit par les couper. Son prénom, il finit par le changer. Il n’est pas la petite fille que sa mère a mis au monde. Comment le dire à ses ami·es ? Sa grand-mère l’acceptera-t-il comme il est ?

    Mon avis

    Je ne voulais pas lire quelque chose de triste. De ce roman, je savais juste qu’il était publié par Rue de l’échiquier (l’une des maisons d’édition indépendantes pour lesquelles je travaille), qu’il parlait d’un personnage transgenre (ce qui est suffisamment rare pour que je me jette dessus), et de l’immigration syrienne aux États-Unis (j’ai justement corrigé un livre sur la Syrie l'an dernier). 

    Mais, dès les premières pages, j’ai été saisie par des passages si poétiques, si fins, composés d’images, de sensations belles et tristes, que j’ai lu pendant un moment. Puis, le lendemain, j’ai repris ma lecture sans grande motivation, avant d’être à nouveau saisie par des passages impressionnants, divisés entre deux narrations qui s’entrecroisent et s’alimentent jusqu’au dénouement. Finalement, et j’en suis la première surprise, je l’ai lu en quelques jours, happée malgré moi.

    À travers cette quête de vérité, Les Trente Noms de la nuit embrasse des thèmes divers et pourtant liés, embrassés et contenus dans un même élan : la transidentité, l’homosexualité et le rapport au corps réifié, haï, violenté par les hommes, verrouillé et libéré ; l’invisibilisation des femmes dans l’art et les sciences ; le deuil qui brouille les frontières entre le réel et le monde des âmes ; la foi et la tradition ; la pauvreté et l’entraide ; l’immigration syrienne, le racisme états-unien et le colonialisme ;  la préservation des oiseaux et de leur biodiversité.

    Une lecture rare, comme son personnage principal. Une petite bulle sensorielle malheureusement peu remarquée à sa parution, et que je vous invite à découvrir !

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    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

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    Léa Castor Corps à coeur Coeur à corps 

    1. Page 187. -2. Pages 309-310. -3. Page 163. -4. Page 232. -5. Page 76. -6. Page 99. -7. Page 96.

     

    Les Trente Noms de la nuit

    (The Thirty Names of Night)

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nino S. Dufour

    Zeyn Joukhadar

    Éditions Rue de l’échiquier

    2022

    352 pages

    24 euros

    (Livre offert par la maison d’édition)

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  • baise-moi virginie despentes bibliolingus

    Baise-moi

    Virginie Despentes

    Grasset

    1999

    Traumavertissement : violences physiques et sexuelles.

     

    Baise-moi, le premier livre publié par Virginie Despentes, a défrayé la chronique ! Et pour cause, il est effectivement très trash, cru, sordide et immoral, aussi bien dans les actes que dans le langage. J’ai pourtant dévoré ce road-trip de deux femmes aux abois, dont la vie a tout pour désespérer, et qui pourtant se fendent bien la gueule. En quoi est-il dérangeant ? Chronique garantie sans spoil majeur !

    « Moi, tu sais, tant que c’est pas du sperme avarié qu’on m’envoie dans le fond, je supporte à peu près n’importe quoi1. »

    Manu et Nadine ne se connaissent pas, pourtant elles ont beaucoup de choses en commun : ce sont deux femmes pauvres, précaires, foncedées, esseulées, désespérées et travailleuses du sexe.

    Nadine, passionnée de punk-rock et plutôt réservée, se prostitue. Quant à Manu, ancienne actrice porno, « braillarde et débraillée2 », est excessive, excentrique, impudique, vulgaire.

    Très vite, l’une et l’autre se retrouvent en cavale…

    « Manu aime bien ce qui dépasse, tout ce qui dérape la fait rigoler. Elle a les envies larges et déplacées. Et la baise, c’est bien tout ce qu’elle a trouvé qui mérite encore un détour et quelques efforts3. »

    « T’oublies pas qu’on est une équipe hors pair. On essaie de passer. Au moins, on leur fout un bordel sans précédent. Mais on se rend pas4. »

    Lorsqu’elles se rencontrent, c’est la fusion. Désormais, l’une et l’autre ne se sentent plus seules, elles forment une équipe face à l’adversité, face à la police, face au monde entier. Leur amitié est instantanée, évidente, intime, inconditionnelle.

    Ensemble, elles iront jusqu’au bout. Mais, surtout, en se marrant, comme elles ne se sont jamais marré de leur vie.

    « [Nadine] prend sa main dans la sienne, elle a honte de son geste en même temps qu’elle le fait. Sauf que Manu mélange tout de suite ses doigts aux siens, et tient sa paume serrée à en faire péter les articulations. Nouées, crispées l’une dans l’autre. Invincibles, même si elles n’ont pas une seule chance5. »

    « Putain, quelle chance on a, on est en train de rattraper toute une vie en quelques jours6. »

    Durant leur cavale, Manu et Nadine n’ont plus aucun état d’âme. Elles improvisent, à rebours d’une société lissée, mesurée, calculée. Toutes les digues sociales et morales sautent. Elles se défoncent, elles baisent, elles volent, elles tuent. Elles se marrent plus que jamais, elles ont plein d’argent et plein de pouvoir.

    « J’attraperais bien un surfer blond, lui coller mon gun sur la tempe et qu’il me lèche le clit pendant que je regarde les clips7. »

    Toutes ces années à subir leur vie, désormais elles décident de leur destin. Elles ne sont plus des victimes. Elles sont puissantes et libres, elles ont une « sexualité d'hommes » (King Kong Théorie). Curieusement, ce qu’elles font permet à Nadine d’être enfin en accord avec elle-même : toutes les angoisses qu’elle a ressenties toute sa vie, pour tout et rien, se trouvent désormais justifiées par sa nouvelle vie de hors-la-loi.

    « Il y a toujours eu cet espace entre [Nadine] et les gens, ce quelque chose de terrible qu’elle avait peur qu’ils découvrent et c’était ridicule puisqu’elle n’avait rien à cacher. Maintenant elle a de bonnes raisons de craindre leurs indiscrétions, de bonnes raisons pour trouver leur amabilité déplacée8. »

    Mon avis

    J’ai dévoré Baise-moi, le premier livre publié par Virginie Despentes, même s’il est dérangeant. Ce roman est effectivement très trash, cru, sordide et immoral, aussi bien dans les actes que dans le langage. Elles vivent par tous les orifices. 

    Leur violence semble gratuite, elles n’hésitent pas une seule seconde, elles n’ont pas peur, elles n’ont pas de remords. Mais on comprend que leur parcours les a amenées à se défouler : le désespoir, la pauvreté, le manque d’issue légale pour sortir de la pauvreté. Tout dans les descriptions respire la misère et la crasse. Elles renvoient d’un coup, dans tous les sens, sans discernement, les violences qu’elles ont avalées durant toute leur vie, si bien qu’on n’est même pas dans le registre de l’autodéfense (ce qu’Elsa Dorlin nomme le dirty care), de la vengeance ou de la justice réparatrice. Comme elles se savent sacrifiées par la société, elles prennent toutes les libertés que l’Etat infantilisant et totalitarisant leur interdit. Elles savent qu’elles sont en bas de l’échelle sociale, qu’elles n’ont aucune valeur dans la société, sauf là, durant leur cavale, où les médias se font volontiers le relais de leurs crimes… 

    Manu et Nadine parlent depuis les pauvres, les esseulé·es, les précaires, les moches, les racisé·es, les inadapté·es, celleux qui s’emmerdent, celleux qui n’ont aucun horizon, celleux qui sont trop raides pour prendre des décisions dans leur vie, celleux qui ne peuvent pas faire la révolution, ni même l’imaginer depuis leur trou.

    « En fait, c’est un peu tous les coups qu’ont mal tourné. Tous ces trucs que tu tentes de faire et jamais rien ne réussit. Ça me fait penser au conte de la petite sirène. L’impression d’avoir consenti un énorme sacrifice pour avoir des jambes et te mêler aux autres. Et chaque pas est une douleur intolérable. Ce que les autres font avec une facilité déconcertante te demande des efforts incroyables. Arrive un moment où tu lâches l’affaire9. »

    Leur rire est politique : elles ne se font jamais d’illusion sur le dénouement de leur cavale, si bien que, jusqu’au bout, elles en profitent à fond. Elles se prennent des grosses barres de rire, elles n’ont jamais autant ri de toute leur vie merdique. Elles sentent qu’elles n’ont pas « l’émotion adéquate10 », car elles devraient être terriblement angoissées et ne plus pouvoir dormir. 

    « S’exclure du monde, passer le cap. Être ce qu’on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. Marquer le coup. Ils veulent quelque chose pour la première page, elle peut faire ça pour eux11. »

    Outre la violence démesurée, Manu et Nadine ont un rapport à leur corps bien particulier. Manu dédramatise les violences sexuelles, elle supprime la sacralité et la pureté conférées au corps des femmes, et du même coup, le pouvoir des hommes sur les corps des femmes. Si son vagin n’est plus sacré, alors les violences que celui-ci subit ne sont plus des violences, et les hommes ne peuvent plus la soumettre en la violant. C’est ce que théorisera plus tard Virginie Despentes dans son essai-récit King Kong Théorie (chronique à venir).

    Quant à la prostitution, Nadine la prend pour ce qu’elle est : un travail rémunéré qui lui permet de maîtriser un peu sa vie et de conserver une indépendance financière et matérielle. Nadine ne voit pas pourquoi elle fournirait gratuitement ce service à un mari qui l’exploiterait toute sa vie et à l’infini. Virginie Despentes ne semble pas faire l’apologie de la prostitution : le roman n’occulte ni l’état de dissociation qui se produit lors de rapports sexuels non désirés, ni les aspects sordides de la prostitution (les clients qui ne se lavent pas, qui ont des demandes étranges ou qui se montrent violents). Mais, pour Nadine, la prostitution paraît plus intéressante que de travailler en tant que caissière ou femme de ménage. Et, pour celles et ceux qui sont sans diplôme ou au chômage depuis longtemps, qui sont sorti·es du « marché du travail », on peut imaginer que la prostitution est une option viable.

    Dans Baise-moi, presque tout le monde en prend pour son grade. Manu et Nadine se lâchent sur les gens qui ont des « toutes petites idées, rabougries12 », les gens prétentieux, banals (à l’instar de Séverine), étroits d’esprit, superficiels, coincés ou hypocrites.

    « [Séverine] se compose également une série de références culturelles qu’elle choisit comme ses accessoires vestimentaires : selon l’air du temps, avec un talent certain pour ressembler à sa voisine. Elle s’entretient donc la personnalité comme elle l’entretient l’épilation du maillot13. »

    Manu et Nadine se lâchent sur les hommes violents, possessifs, qui se croient supérieurs,  intelligents et virils, et sur les normes sexistes qui obligent les femmes à se surveiller perpétuellement. 

    « Le cul du mec monte et descend, blanc avec des boutons rouges et quelques poils noirs. [...] Il a les cheveux gras et les dents pourries sur le devant14. » 

    Elles se lâchent sur les gens de gauche qui se la jouent, qui font de grands discours sur la révolution, et qui prennent de haut les plus précaires alors que ces dernier·ères ont déjà assez à faire pour survivre jusqu’au lendemain.

    « [L’étudiant de gauche] a l’esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d’émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d’âme. Le genre de type qui s’en tient au médiocre et s’en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner15. »

    On retrouve le concept de feminist gaze d’Azélie Fayolle : c’est un roman écrit du point de vue de femmes, de ce qu’elles vivent et subissent, avec une volonté de rendre collectif un parcours singulier.

    Est-ce que vous l’avez lu ? Est-ce que vous avez aimé ?

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    Le Livre de poche

    2016

    288 pages

    8,40 euros

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