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Pérennes
Délimitées dans le temps et l'espace — un pays, une guerre —, les œuvres pérennes excellent dans cette catégorie, car elles racontent leur époque avec talent. Elles m'ont touchée par leur intensité, leurs personnages, tout autant qu'elles m'ont appris un pan d'histoire et de culture du monde.
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Par Lybertaire le 17 Septembre 2024 à 17:08
Le bleu entre le ciel et la mer
Susan Abulhawa
Éditions Denoël
2016
« Sans un mot, ils s’éloignèrent de ce qui constituait leur vie, laissant derrière eux ces nouveaux soldats victorieux ivres d’une lointaine animosité, dans laquelle la convoitise et le pouvoir se conjuguaient avec Dieu1. »
Le « bleu entre le ciel et la mer », c’est le rivage « situé au carrefour de trois continents2 », où se déroulent les grandes fêtes familiales palestiniennes. Cette bande de terre, c’est Gaza, la plus grande prison à ciel ouvert, la plus densément peuplée au monde et sous embargo israélien.
Ce roman familial commence dans le village ancestral de Beit Daras, au nord de Gaza, où les ruines d’une citadelle d’Alexandre le Grand abritent les rendez-vous des jeunes amoureux·ses.
Mais à partir de 1947, la Nakba (la « catastrophe ») interrompt le cours normal de la vie : l’armée israélienne bombarde le village et commet envers les Palestinien·nes des crimes atroces et sadiques. Les survivant·es n’ont d’autre choix que de fuir au sud et repartir de zéro dans les camps de réfugié·es, « au cœur même du déracinement et de l’errance3 ».
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Mon avis
Le bleu entre le ciel et la mer, écrit par la romancière américano-palestinienne Susan Abulhawa, montre la puissance évocatrice éminemment politique de la littérature, celle que je défends depuis 2012.
Dans un enchevêtrement générationnel dominé par des femmes fortes et courageuses, Susan Abulhawa parcourt un demi-siècle d’histoire palestinienne sous colonisation israélienne : la Nakba qui a forcé 700 000 personnes à l’exil ; la guerre des Six-Jours en 1967 qui a provoqué un second exil ; les intifadas et leurs martyrs « fauchés prématurément pour une consécration ridicule4 »…
Face au fascisme, à la colonisation et au sionisme, Susan Abulhawa offre une galerie de personnages intimes et dignes, qui redonnent de la chair et des émotions à des drames froidement énoncés sur une fiche Wikipédia. Ils évoquent la souffrance, la solitude de l’exil, la maltraitance et l’abandon, la spiritualité et la foi. Oum et le djinn Souleyman, Nazmiyé la matriarche impertinente, Nour l’égarée, Mariam l’éternelle, Mamdouh l’exilé, Khaled le messager, tous ces personnages donnent à voir un peuple constamment déshumanisé et animalisé par l’état d’Israël et les médias français d’extrême droite.
La plume poétique et pudique de Susan Abulhawa insuffle en nous une profonde empathie. Comme le dit Tzvetan Todorov, la littérature a pour fonction de nous ouvrir à l’humanité des autres et « permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain5 ». Restons humain·es.
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Le bleu entre le ciel et la mer
(The Blue Between Sky and Water)
Susan Abulhawa
(traduit de l’anglais par Nordine Haddad)
Éditions Denoël
2016
432 pages
22,50 euros
1. Page 51. -2. Page 96. -3. Page 74. -4. Page 249. -5. Page 16 de La Littérature en péril de Tzvetan Todorov.
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Par Lybertaire le 2 Septembre 2024 à 18:44
Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu
Paulo Higgins
Éditions Hors d’atteinte
2024
Merci à la maison d’édition de m’avoir offert cet ouvrage !
Maintenant que Mario a décidé de ne pas mourir ni de se détruire, comment vivre ?
« La sobriété a quand même fini par me faire comprendre que tout passait, même le pire1. »
Mario, un jeune marseillais de 31 ans, se rend quelques jours à Paris, où il a vécu. Il revient dans son ancien quartier, arpente ses squares et ses bars, atterrit devant l’appart de son ex amant dont la relation était toxique.
Ce séjour est une sorte d’étape dans son cheminement personnel pour mettre fin à ses dépendances : cela fait déjà quelques mois qu’il a arrêté de boire de l’alcool, mais d’autres addictions lui pourrissent la vie, comme la dépendance affective, les relations sur GrindR, son rapport avec la masculinité, la violence et l’autorité.
« Ce n’est peut-être pas très joli de se désigner soi-même comme monstre, mais quand toute la société nous le fait ressentir, comment ne pas en devenir un2 ? »
On se glisse dans la peau de ce jeune homme trans pauvre et précaire, qui doit vivre avec la mort de nombre de ses ami·es trans, queer et racisé·es. Depuis sa transition 8 ans auparavant, Mario porte un regard nouveau sur les hommes, leur violence, sur la masculinité cis gay qui est parfois plus toxique et sexiste que celle des hommes hétéros.
« Au fond, le genre, c’est comme la matrice : c’est invisible, insondable, indéboulonnable. Il est là, il nous étouffe tous et il assassine mes amis3. »
Avec ses mots bruts et pénétrants, Mario montre l’envers d’une société hétérocisnormée, peuplée de personnes « hétérosociales », comme il les appelle, qui « promènent leur légitimité dans la rue4 », d’hommes qui se croient seuls au monde dans l’espace public, de femmes hétéras blanches dont le regard est devenu plus acrimonieux depuis qu’il a transitionné. Mais face à tout ça, il convoque sa « famille choisie » comme un véritable rempart.
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« Je ne veux pas être le poil à gratter du lit hétérosexuel ni le corps fascinant qui dérange mais qu’on rêve de baiser. C’est aussi ça l’assignation à la déviance, je ne suis jamais sûr de ce que je choisis et souvent en train de me demander ce qu’on m’impose5. »
Dans son quotidien, Mario est souvent objectifié, en permanence conscient de ce qu’il renvoie, de ce qu’on projette sur lui, de sa double « assignation à la déviance6 » parce qu’il est trans et gay. Comment se construire sans transmission ni modèles d’hommes trans âgés ? Comment peut-il prendre soin de lui quand on on lui a toujours appris à suivre le désir des autres ?
Mon avis
Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu de Paulo Higgins peut paraître très sombre au premier abord, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai ressenti. Au fil des pages, je n’ai jamais cessé de voir la lumière dans les pensées de Mario, la détermination vulnérable mais tenace malgré la transphobie, l’homophobie, la stigmatisation, l’autodestruction et la honte. Comme Mario le dit si bien, il n’a pas choisi d’être courageux, il ne fait que chercher à survivre au sein d’une société hétérocisnormée. À chaque page, je voulais lui souhaiter de parvenir à prendre soin de lui, un souhait qui est cathartique aussi bien pour lui que pour nous.
Instantanément, ses phrases courtes, directes, saccadées, entrecoupées de lignes blanches, qui entrelacent le présent resserré dans un laps de temps très court au fleuve de souvenirs et de pensées de Mario, m’ont happée et immergée. J’ai senti que je tenais un texte rare et précieux entre les mains, si bien que je l’ai lu en seulement 4 jours !
Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu, publié par les éditions indépendantes Hors d’atteinte, porte une voix essentielle sur les concepts de normalité et de déviance qui génèrent des violences hétérocisgenre, racistes, classistes.
Pour cette rentrée littéraire, voilà un premier roman intime, puissant, lumineux, qui appelle à cultiver notre care aussi bien individuel que communautaire, un domaine que connaît Paulo Higgins avec son travail dans la santé communautaire et ses ateliers de prévention en santé sexuelle et en addictologie.
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Vous vouliez ma chaleur, vous aurez mon feu
Paulo Higgins
Éditions Hors d’atteinte
2024
240 pages
18 euros
1. Page 146. -2. Page 31. -3. Page 116. -4. Page 184. -5. Page 104. -6. Ibid.
2 commentaires -
Par Lybertaire le 26 Août 2024 à 17:29
La petite communiste qui ne souriait jamais
Lola Lafon
Editions Actes sud
2014
Traumavertissement : TCA
Alors que Nadia Comaneci vient de porter la flamme olympique des Jeux olympiques de Paris 2024, je me suis plongée dans la lecture de La petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon. Ce romn raconte l’histoire de la célèbre gymnaste roumaine qui a révolutionné la pratique de la gymnastique et cristallisé des enjeux féministes et idéologiques.
« [...] elle s’élève au-dessus des lois, des règles et des certitudes, une machine poétique sublime qui détraque tout1. »
1976, Jeux olympiques de Montréal. Devant les caméras du monde entier, la gymnaste roumaine Nadia Comaneci provoque une déflagration en obtenant la médaille d’or pour les barres asymétriques et la poutre.
La jeune fille, âgée de 14 ans seulement, obtient le premier 10 de l’histoire des JO. Comme une machine implacable, elle évolue autour des barres asymétriques sans peur, sans aspérités, sans odeur ni transpiration. La « Lolita olympique2 » est parfaite, jusqu’à l’effacement de son corps.
En 90 secondes, elle rend obsolètes toutes ses concurrentes âgées de 20 ans qui, avec leurs fesses, leurs seins et leurs hanches, exécutent des figures lourdes et disgracieuses.
En 90 secondes, son corps enfantin, compact, mince, léger subjugue des millions de téléspectateurices et attire les pires commentaires sexistes et pornographiques des journalistes. Elle a « ravagé le joli chemin rétréci qu’on réserve aux petites filles3 » en Roumanie et fasciné des millions de petites filles à travers le monde qui veulent elles aussi grimper aux arbres et s’affamer pour lui ressembler.
« Aujourd’hui, la Nadia, elle a dix-huit ans, elle porte un soutien-gorge et doit se raser les aisselles4 » (The Guardian, juillet 1980)
La petite Nadia, qui a commencé la gymnastique à 6 ans, suit un entraînement brutal dans une école financée par le régime dictatorial de Ceausescu. Elle doit sa performance à la combinaison d’un affamement méthodique qui ne peut la mener qu’aux troubles des conduites alimentaires (TCA) et d’un sur-entraînement qui provoque inévitablement des blessures. En pleine guerre froide, on s’empresse de dénoncer l’exploitation de l’Est, ces « petites filles bien dressées5 », mais très vite les écoles états-uniennes forment leurs athlètes avec cette discipline de fer...
Toutes les citations sur Instagram
Après l’exploit de 1976, la « petite fée communiste6 » est scrutée par les journalistes et les commentateurs du monde entier, son corps devient une obsession quasi pornographique. Lorsqu’elle réapparaît aux championnats d’Europe, du monde, puis aux JO de Moscou en 1980, ils saccagent sur la place publique son corps devenu pubère. L’icône exceptionnelle est périmée, jetée du piédestal, renvoyée à sa condition de femme banale et impure.
« Nadia, dès 1975, est-elle une simple citoyenne roumaine ou est-elle déjà devenue une parcelle de drapeau, une histoire en cours d’écriture, une arme nationale8 ? »
Femme, athlète et roumaine, Nadia Comaneci se situe au cœur des enjeux féministes et idéologiques. Tour à tour victime, outil de propagande durant la guerre froide, actrice de son exploitation, Nadia Comaneci est sacrée « Héroïne du travail socialiste » et « Enfant nouvelle du progrès9 » par Ceausescu, et traitée de « monstre », de « grosse vache10 » par son entraîneur Béla Károlyi maintenant qu’elle a atteint la puberté, la « Maladie11 ».
Mon avis
La lecture de La petite communiste qui ne souriait jamais (paru en 2014), tombe à point nommé (les hasards d'une déambulation à la bibliothèque), puisque Nadia Comaneci a porté la flamme olympique pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris !
Même si j’ai trouvé le style un peu ardu, mélangeant les points de vue dans un discours indirect libre parfois confus, j’ai été saisie par la manière dont la narratrice décrit le contrôle du corps féminin ; les regards malsains des journalistes sur ces « Bébés gymnastes12 » ; « l’arrogance occidentale13 » face à la société roumaine, l’interdiction de l’avortement et de la contraception en Roumanie en 1966.
La manière dont elle raconte la fin de la Roumanie communiste totalitaire sous Ceausescu et son passage au libéralisme m’a beaucoup fait penser à La fin de l’Homme rouge de Svetlana Alexievitch (que j’adore).
Cette lecture captivante, instructive, qui mêle enquête et fiction, m’a appris plein de choses sur l’univers de la gymnastique, comme l’histoire tragique de l’athlète soviétique Elena Mukhina (1960-2006), qui est devenue paralysée à la suite d’une chute.
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La petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon
Lola Lafon
Editions Actes sud
collection Babel
2014
320 pages
9,20 euros
1. Page 17. -2. Page18. -3. Page 98. -4. Page 189. -5. Page 25. -6. Page 17.-8. Page 70. -9. Page 106. -10. Page 162. -11. Page 153. -12. Page 16. -13. Page 307.
4 commentaires
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