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    Les Trente Noms de la nuit

    Zeyn Joukhadar

    Éditions Rue de l’échiquier

    2022

     

     

    Les Trente Noms de la nuit de Zeyn Joukhadar est un roman probablement sous-estimé, un petit bijou caché sous une couverture que je trouve insignifiante. Et pourtant, ce texte m’a continuellement surprise par son histoire, ses thématiques, sa finesse, sa poésie, sa beauté, sa tristesse et ses détails impressionnants. Une petite bulle sensorielle qui n’a, à mon avis, pas le succès qu’elle mérite.

    « Cinq ans ont passé et le temps n’a guéri aucune blessure1. »

    New York, de nos jours. Le personnage principal, d’origine syrienne, vit dans un logement HLM avec sa grand-mère syrienne. Depuis le décès de sa mère ornithologue, survenu 5 ans auparavant, il galère pour payer le loyer et les médicaments de sa grand-mère. 

    Il raconte la douleur constante de ce deuil qui ne finit pas et les changements qui s’opèrent en lui depuis 5 ans : par petites touches, on comprend qu’il ne se reconnaît pas dans le genre qui lui a été assigné à la naissance.

    « Toute ma vie on m’a appris que la masculinité, c’est les cheveux courts et des chaussures à bout carré, que c’est prendre de la place, élever sa voix. Être doux, c’est être moins homme. Être délicat, rire, faire de l’art, saigner entre les jambes — on m’a appris que tout cela faisait de moi une femme. On m’a appris toute ma vie que danser c’est être vulnérable et que le monde écrase ceux qui sont vulnérables. On m’a appris qu’être invincible et être digne d’amour c’était pareil2»

    « Elle est morte alors qu’elle essayait d’identifier un couple d’oiseaux rares dans la zone. J’ai retrouvé ses carnets dans le placard de Teta3. »

    Un jour, il trouve la force de se plonger dans les affaires de sa défunte mère, et tombe sur le journal intime de Layla Z, une artiste immigrée syrienne du début du XXe siècle que sa mère adorait parce qu’elle réalisait des estampes et des aquatintes d’oiseaux.

    « Que l’art, ou le monde naturel, puisse appartenir à qui que ce soit, c’est une idée qui me met toujours mal à l’aise. Une œuvre n’est pas seulement forgée par l’artiste, mais par toute personne qui interagit avec ; elle appartient un peu à tout le monde. C’est aussi de cette façon qu’on fabrique la vie : avec l’aide de nombreuses mains4. »

    « Imaginons qu’il y ait un tableau ? Si je pouvais le trouver5 ? »

    Seulement, sa mère et l’artiste Laila Z semblent toutes deux avoir vu une espèce rare d’oiseaux, dans le quartier Little Syria de New York, à présent quasiment démoli par la mairie. Pour réhabiliter les mémoires de cette artiste et de sa mère ornithologue, pour protéger cette espèce rare nichée dans ce quartier historique, pour faire son deuil aussi, le personnage principal part sur les traces des œuvres de Laila Z.

    « J’attendais le jour où nos professeurs nous expliqueraient le vol de la terre sur laquelle nous vivions et pourquoi nos livres de classe parlaient des peuples indigènes comme s’ils n’existaient plus et pourquoi tous les livres que nous lisions étaient écrits par des hommes blancs morts. J’avais la certitude que les brutes de l’école seraient punies, que la police finirait par cesser de contrôler les parents de mes copains noirs, tard le soir, et que mes camarades de classe qui avaient une tante ou des grands-parents sans-papiers finiraient un jour par ne plus avoir à s’inquiéter qu’ils leur soient enlevés. “Allah est celui qui supprime les obstacles.” Mais après l’incendie, après ton enterrement, après que la police a ignoré les menaces que tu avais reçues… j’avais déjà compris depuis longtemps, alors, qui avait construit ce système et pour qui, et j’avais depuis longtemps abandonné mes idées de justice6. »

    « C’est le rêve qui me hante sans relâche depuis mon premier saignement : pouvoir exister hors de moi-même, effacer ce qui cloche en moi7. »

    À travers cette quête, le personnage principal change. Ses cheveux, il finit par les couper. Son prénom, il finit par le changer. Il n’est pas la petite fille que sa mère a mis au monde. Comment le dire à ses ami·es ? Sa grand-mère l’acceptera-t-il comme il est ?

    Mon avis

    Je ne voulais pas lire quelque chose de triste. De ce roman, je savais juste qu’il était publié par Rue de l’échiquier (l’une des maisons d’édition indépendantes pour lesquelles je travaille), qu’il parlait d’un personnage transgenre (ce qui est suffisamment rare pour que je me jette dessus), et de l’immigration syrienne aux États-Unis (j’ai justement corrigé un livre sur la Syrie l'an dernier). 

    Mais, dès les premières pages, j’ai été saisie par des passages si poétiques, si fins, composés d’images, de sensations belles et tristes, que j’ai lu pendant un moment. Puis, le lendemain, j’ai repris ma lecture sans grande motivation, avant d’être à nouveau saisie par des passages impressionnants, divisés entre deux narrations qui s’entrecroisent et s’alimentent jusqu’au dénouement. Finalement, et j’en suis la première surprise, je l’ai lu en quelques jours, happée malgré moi.

    À travers cette quête de vérité, Les Trente Noms de la nuit embrasse des thèmes divers et pourtant liés, embrassés et contenus dans un même élan : la transidentité, l’homosexualité et le rapport au corps réifié, haï, violenté par les hommes, verrouillé et libéré ; l’invisibilisation des femmes dans l’art et les sciences ; le deuil qui brouille les frontières entre le réel et le monde des âmes ; la foi et la tradition ; la pauvreté et l’entraide ; l’immigration syrienne, le racisme états-unien et le colonialisme ;  la préservation des oiseaux et de leur biodiversité.

    Une lecture rare, comme son personnage principal. Une petite bulle sensorielle malheureusement peu remarquée à sa parution, et que je vous invite à découvrir !

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    1. Page 187. -2. Pages 309-310. -3. Page 163. -4. Page 232. -5. Page 76. -6. Page 99. -7. Page 96.

     

    Les Trente Noms de la nuit

    (The Thirty Names of Night)

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nino S. Dufour

    Zeyn Joukhadar

    Éditions Rue de l’échiquier

    2022

    352 pages

    24 euros

    (Livre offert par la maison d’édition)

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  • Commentaires

    1
    Lundi 11 Mars à 13:28
    Alex-Mot-à-Mots

    Merci pour cette mise en lumière.

      • Mercredi 13 Mars à 16:17

        Coucou ! Merci pour ta visite ! Ce roman te donne envie ? Il y aurait certainement des images marquantes ;)

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