• Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

     Salon du livre de Paris 2015

    Le Cantique de Meméia

    Heloneida Studart

    Éditions Les Allusifs

    2004

     

    Dans les années 1970, pendant la dictature militaire au Brésil, la vaste demeure familiale des Carvalhais Medeiros renferme des générations de femmes écrasées par le carcan de la religion et de la tradition. Parmi elles, la jeune Marina tente de sortir de prison son cousin João, un résistant à la dictature.

    « Tu connais la loi des Carvalhais Medeiros : une femme est mariée, vierge ou veuve. Rien d’autre1

    Dans les années 1970, les Carvalhais Medeiros, une grande famille bourgeoise, catholique et influente, est dirigée par la despotique grand-mère Menina. Dans le Nordeste du Brésil, les Noirs meurent de faim et de maladie dans la rue ; face à la richesse des Blancs, leur misère est criante, mais justifiée par les riches chrétiens : c’est dans l’ordre des choses...

    Dans la demeure familiale, vaste domaine en bord de mer, des générations de femmes se succèdent dans le respect le plus pur de la tradition. Les femmes de cette famille doivent mourir aussi vierges qu’à leur naissance : ni amant, ni éducation, ni loisir. Pieuses, discrètes, soumises. Un seul écart et le nom des Carvalhais Medeiros est déshonoré : elles sont enfermées au couvent du Bon Pasteur pour faire pénitence, tandis que les hommes coupables sont castrés et marqués au fer.

    Chez les Carvalhais Medeiros où la pureté du sang et la sainteté font loi, ces vieilles filles bigotes, à la jeunesse gâchée, devenues cruelles et ignorantes, se disputent l’héritage familial ; car la vieille Menina devra bientôt écrire son testament et léguer son immense fortune.

    « Ma fille, ne va pas étudier, te frotter contre les jambes des hommes… Éloigne de moi ce malheur, mère Menina nous déshéritera2. »

    Parmi ces femmes desséchées et amères, entièrement soumises aux volontés de Menina, Marina, l’une des petites-filles, a décidé de suivre les pas de son cousin João. Rejetée dès sa naissance par sa mère, élevée par Meméia, la gouvernante noire ayant la foi Catimbó, Marina a soif d’amour et de vengeance.

    Les mœurs changent, mais le temps reste immuable entre les murs de la demeure familiale. C’est à travers Marina que nous poussons les portes très secrètes et poussiéreuses des Carvalhais Medeiros...

    « Tu ne sais sûrement pas ce qui arrive aux femmes de cette famille quand elles perdent leur virginité. Parce que ici, se donner à un homme, c’est déjà être une pute. La punition est inéluctable. Il y a toujours une place pour une Carvalhais Medeiros dans le couvent du Bon Pasteur. Sais-tu ce que c’est ? Non, tu ne sais pas. Un asile. Une prison. les jeunes filles y vont pour retrouver leur pureté perdue et payent leur dû en faisant pénitence. Elles en sortent les cheveux blancs, édentées, décervelées. Qu’as-tu fait à tante Nini3 ? »

    « Le moineau est un oiseau bleu4. »

    Le cousin et amoureux de Marina, João, a été emprisonné sans jugement pour avoir écrit sur les murs de la ville que le moineau est un oiseau bleu. Depuis un an, il subit la torture pour qu’il lâche les noms des autres résistants. Marina se consume de souffrance, d’angoisse et d’un amour toujours plus grand pour lui.

    Le moineau est un oiseau bleu. Derrière cette affirmation poétique, au cœur du roman, se cache en vérité tout ce que Heloneida Studart n’a pas pu écrire sur les « forces obscures », en fait la dictature militaire brésilienne. Le Cantique de Meméia, écrit après l’assassinat d’amis proches, fait écho de la peur collective et de la délation qui ont paralysé les Brésiliens pendant des décennies. La résistance s’est ramifiée tant bien que mal à travers le pays, mais beaucoup de résistants sont tombés entre les mains des militaires qui ont torturé et tué en toute impunité, comme Heloneida Studart le raconte dans Le Bourreau.

    Pour finir

    Heloneida Studart est un monument de la littérature brésilienne. Injustement inconnue en France, puisqu’elle n’a même pas de fiche sur Wikipédia (même celle en portugais est ridicule). Et pourtant.

    Chez Heloneida Studart, les destins des femmes sont brisés par le carcan de la religion et de la tradition ; l’inculture, la contrition, l’asservissement à l’homme et au patrimoine familial sont justifiés par la foi chrétienne. Les jeunes filles pleines du désir de vivre et de s’ouvrir au monde deviennent des vieilles aigries et recluses, violées dans leur cœur et dans leur corps par le diktat familial et du qu’en-dira-t-on. Elles aiment, enfantent ou avortent dans le secret et la crainte d’être reniées par celle qui leur a donné naissance, leur mère. Salies, déshéritées, traitées de putes, leur destin semble encore pire que si elles s’étaient soumises à la loi familiale.

    Le racisme est également un des thèmes porteurs de l’œuvre de Heloneida Studart. Au Brésil, les pauvres, majoritairement les Noirs et les métisses, travaillent à la solde des riches Blancs, le plus souvent sans salaire ni reconnaissance. Et paradoxalement, le christianisme des Blancs est historiquement entremêlé aux croyances que portent les Brésiliens noirs, anciens esclaves d’Afrique. Ainsi, même dans les familles riches, les principes chrétiens et les superstitions catimbó cohabitent étrangement.

    Heloneida Studart, féministe, militante, a elle-même été emprisonnée pour ses activités littéraires, journalistiques et syndicales. Parce que politique rime avec poésie, ses textes racontent l’engagement de ceux qui luttent pour un monde meilleur.

    Roman cruel et superbe à la fois, Le Cantique de Meméia est une galerie extraordinaire de femmes pétries de jalousie et de pouvoir, d’amour et de haine, de peur et de destins inéluctables. Chez Heloneida Studart, on entre directement dans l’enchevêtrement d’histoires personnelles et passionnelles, sans descriptions de lieux ou de paysages. En deux phrases seulement, elle a l’art de cerner toute la dimension du malheur et l’étroitesse du destin de ses personnages, et le résultat est juste fascinant.

    Un dernier mot, s’il faut encore vous convaincre : l’éditeur Les Allusifs (dont on peut souligner la qualité des livres, du papier et de la mise en page) la compare à Simone de Beauvoir.

    De la même autrice

    Le Bourreau 

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    Littérature

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    Essais

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    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

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    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

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    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 82. -2. Page 28. -3. Pages 119-120. -4. Page 18.

    Le Cantique de Meméia
    Traduit du portugais (Brésil) par Paula Salnot et Inô Riou
    Heloneida Studart
    Éditions Les Allusifs
    2004 (1975 pour l’écriture)
    178 pages
    14 euros

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  • Le Bourreau Heloneida StudartSalon du livre de Paris 2015

     

    Le Bourreau

    Heloneida Studart

    Éditions Les Allusifs

    2007

    En 1975, pendant la dictature brésilienne, Carmélio a pour mission d’arrêter et de torturer les subversifs, jusqu’au jour où il est envoyé dans le Nordeste pour liquider un poète révolutionnaire.

    « Personne ne nous jugera, Carmélio, même pendant le deuxième millénaire1. »

    Entrez dans la peau de Carmélio, un militaire tortionnaire sans cœur qui aime davantage les animaux que les humains. Sadique, misogyne, homophobe, Carmélio est un anti-héros qui nous fait entrer dans les cellules de torture des militaires pendant la dictature brésilienne.

    En toute impunité, ils brûlent la peau, ils cassent les os, ils arrachent les yeux, ils tuent la rébellion. Personne ne résiste aux militaires, ils sont au-dessus de la police et des lois. Même ceux qui n’ont jamais comploté contre la dictature avouent des crimes. Leur impunité est si totale que les assassinats sont à peine déguisés en suicides.

    « Nous serons toujours choyés, adulés, médaillés, primés. Pour nous, il n’y aura jamais de tribunaux, d’accusations, de sentences. Aucun homme intrépide en toge n’osera lever le doigt dans notre direction2. »

    « Ne t’embarque pas dans des histoires de femmes3

    Carmélio est envoyé dans le Nordeste du Brésil pour une nouvelle mission : tuer Célio, un poète militant. Dans le sertão du Nordeste, la foi en Dieu est inébranlable. Celle du peuple opprimé, guidé par Cícero, le faiseur de miracles renié par l'Église du Vatican, mais aussi celle des grandes familles bourgeoises, propriétaires de champs de coton et d’immeubles en ville, qui exploitent avec charité la misère des Noirs et des métisses.

    « Les choses sont ainsi depuis que le monde est monde. Les patrons s’amusent et les Noirs travaillent comme des bêtes de somme4. »

    Carmélio se glisse dans la population de Fortaleza à la recherche de Célio. Son enquête lui fait rencontrer Dorinha, une bibliothécaire, qui ébranle son monde sans amour. L’homme, qui a connu toute sa vie la violence et la haine, croit retrouver le visage tant recherché de sa mère.

    « “Je viens de tuer un homme”, eus-je envie de lui répondre. Mais cela ne voulait rien dire, car j’avais tué beaucoup d’hommes. J’avais déjà tué en infligeant la plus grande douleur possible. Peut-être étais-je perturbé parce que c’était la première fois que je pensais à ma propre mort5

    Pour finir

    Le Bourreau met à nu la barbarie des militaires (même s’il manque aux lecteurs non brésiliens la contextualisation de la dictature de 1964-1985), mais il montre aussi combien la foi des Brésiliens, des pauvres et des Noirs en majorité, faite de superstitions et de rites, diffère de celle de l'Église du Vatican.

    Dans Le Bourreau, on retrouve aussi le racisme latent envers les Noirs après l’abolition tardive de l’esclavage dans un pays pourtant très métissé, ainsi que les inégalités sociales et les rapports de force entre les propriétaires des terres et les travailleurs exploités.

    Heloneida Studart dénonce aussi comment le fanatisme a contribué à enfermer les femmes dans l’ignorance en prônant la chasteté, la servitude et l’inculture.

    Certes violent et habité par le deuil, l’amour désespéré et obsessionnel, le désir de vengeance, l’impuissance, Le Bourreau, publié par Les Allusifs, est un excellent roman sur l’âme humaine, sur l’image de la mère dans la construction psychique, sur l’ivresse du pouvoir et la culpabilité. Et la fin n’est pas moraliste, car Carmélio n’est qu’un rouage dans la machine infernale de la violence.

    « Cela ne sert à rien de découper un homme en morceaux si les livres qu’il écrit subsistent et contaminent tout6. »

    De la même autrice

    Le Cantique de Meméia  

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    O matador Patrícia Melo

    Manuel pratique de la haine Ferréz

    Enfer Patrícia Melo 

    Ma guerre d'Espagne à moi Mika Etchébéhère 

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 116. -2. Page 175. -3. Page 62. -4. Page 293. -5. Page 131. -6. Page 99.

    Le Bourreau
    (O torturador em romaria, titre original)
    Traduit du portugais (Brésil) par Paula Salnot et Inô Riou
    Heloneida Studart
    Éditions Les Allusifs
    2007 (1986 pour l’écriture)
    364 pages
    22,40 euros

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  • Bahia de tous les saints Jorge Amado

    Salon du livre de Paris 2015

    Bahia de tous les saints

    Jorge Amado

    Éditions Gallimard

    1938

     

    Bahia de tous les saints raconte les aventures d’Antonio Balduino, un jeune noir sans le sou, dans le Nordeste du Brésil des années 1930.

    « Baldo, le géant noir, champion mondial de boxe, lutte libre et savate1»

    Sur le morne de Châtre-Nègre, à deux pas du port de la ville de Bahia, les « nègres » et les « mulâtres » sont avilis par un travail acharné. Au port, dans les usines, dans les marchés, la vie y est pénible.

    Mais le peuple opprimé se libère lors des veillées autour de Jubiaba le sorcier, qui est capable d’envoûter l’être désiré ou de vous ôter une malédiction. Ces soirs-là, le peuple du morne fait aussi des macumbas, des cérémonies religieuses venues d’Afrique pendant lesquelles les dieux prennent possession des corps. Puis on se raconte autour du feu des histoires effrayantes de loup-garou et des faits divers atroces.

    Le rire joyeux et insolent d’Antonio Balduino dévale les pentes du morne de Châtre-Nègre. Il est le maître des rues de Bahia, avec sa bande de copains, ses exploits sur le ring et les filles qu’il fréquente au coucher du soleil.

    « Pénible existence, celle qu’on menait sur le morne de Châtre-Nègre. Tous ces hommes travaillaient dur, les uns au port, chargeant et déchargeant les navires, ou coltinant les malles, d’autres dans des usines lointaines ou à de petits métiers sans grand profit : cordonnier, tailleur, barbier. les négresses vendaient des gâteaux de riz, du mungunsa, du sarapatel, de l’acarajé, dans les rues tortueuses de la ville, ou bien elles lavaient du linge, ou bien elles étaient cuisinières chez les riches des faubourgs chics. La plupart des enfants travaillaient eux aussi. Ils étaient cireurs, garçons de courses, crieurs de journaux. Certains allaient dans de belles maisons où ils étaient élevés par des familles riches. Le reste se répandait sur les pentes du morne en jeux, en courses et en batailles. Ceux-là, c’étaient les plus jeunes. Ils savaient de bonne heure quel serait leur destin : grandir, pour aller au port où ils courberaient le dos sous le poids des sacs de cacao, ou bien pour gagner leur vie dans les usines énormes. Et ils ne se révoltaient pas, parce que depuis longtemps c’était comme ça. Les enfants des belles rues plantées d’arbres seraient médecins, avocats, ingénieurs, commerçants, riches, et eux, ils seraient les esclaves de ces hommes. C’est pour cela qu’il existait un morne avec ses habitants. Voilà ce que le petit nègre Antonio Balduino apprit de bonne heure par l’exemple de ses aînés2. »

    « La mer est toujours présente, amie et hostile3»

    Mais Balduino le mauvais garçon a soif de voir le monde et de prendre sa revanche sur une société qu’il pressent, depuis son plus jeune âge, comme injuste et raciste. Destiné à travailler dur toute sa vie comme ses ancêtres esclaves, il est pourtant nourri de l’héroïsme et du courage des célèbres bandits dont on chante les exploits dans les sambas. Prompt à retrousser les jupes des femmes, il sent obscurément que sa couleur de peau rend les filles des « gringos » inaccessibles.

    Adieu la plage, les menus larcins et les combats de boxe ! Antonio Balduino prendra le large et verra ses exploits racontés en chansons.

    Pour finir

    Antonio Balduino, le gamin des rues devenu boxeur professionnel, veut en découdre avec la vie. Jeune homme fougueux et invincible, Balduino est un personnage attachant qui cherche à échapper à sa condition sociale. 

    En brigand joyeux et libre, il traverse le sertão du Nordeste, sa culture populaire et son histoire. Bahia de tous les saints est avant tout un roman social du Brésil des années 1930. Il traite du racisme à l’époque où l’esclavage n’est pas si lointain, mais aussi de l’exploitation de tous les hommes, noirs, métisses ou blancs, et de toutes les femmes, bonnes à enfanter ou à se prostituer.

    Bahia de tous les saints est un roman plein de personnages, de destins cruels ou ironiques, de croyances, dont le style, fait de répétitions, colle tout à fait la manière de scander les paroles d’une samba ou d’une macumba.

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    Le Bourreau Heloneida Studart

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    O matador Patrícia Melo

    Manuel pratique de la haine Ferréz

    Enfer Patrícia Melo

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 251. -2. Page 33. -3. Page 274.

     

    Bahia de tous les saints

    (Jubiabá, titre original)

    Jorge Amado

    Traduit du brésilien par Michel Berveiller et Pierre Hourcade

    Éditions Gallimard

    Collection Folio n°1299

    2010

    382 pages

    7,90 euros

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