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Le Berceau des dominations ≡ Dorothée Dussy
Le Berceau des dominations
Dorothée Dussy
Éditions la Discussion
2013
Traumavertissement : inceste et violences sexuellesLe Berceau des dominations, c’est un joli titre pour parler d’un sujet terrible et tabou : l’inceste, qui concerne une personne sur dix. Pour le traiter, Dorothée Dussy, anthropologue et directrice de recherche au CNRS, a mené l’enquête en s’appuyant sur des études, des entretiens avec des personnes incestées, mais aussi des incesteurs, ce qui est troublant mais essentiel pour comprendre la mécanique de domination.
« L’enfant ne sépare pas le héros de l’incesteur, qui ne forment ensemble et somme toute qu’un seul et même homme1. »
Chapitre après chapitre, l’autrice décrit chaque rouage de ce qu’elle appelle le « système inceste ».
D’abord, elle tente de répondre à cette question : qui sont les incesteurs ? Comme pour les auteurs de viols, les incesteurs ne sont pas des monstres. Ce sont nos frères, nos pères, nos oncles. Ce sont des hommes qu’on aime, qu’on admire, qui nous protègent. Ce sont des personnes respectées dans la famille, voire craintes, qui commettent aussi des violences envers les animaux (autant d’éléments à garder en tête).
Comment la silenciation se met-elle en place, tant du côté de l’incesteur que de la victime et de l’entourage ? Comment ce silence dure-t-il bien au-delà des crimes commis ?
Autre fait notable, les familles sont incestueuses sur plusieurs générations : la pratique de l’inceste, l’érotisation des enfants, se reproduisent de génération en génération, comme un schéma normalisé de domination. Les incesteurs avec lesquels l’autrice s’est entretenue ont pour certains été incestés dans leur enfance, même si ça ne justifie aucunement de reproduire des violences (les millions de femmes violées ne violent pas à leur tour).
Comme par hasard, la mémoire de tous les incesteurs est défaillante. Pour se dédouaner, ils augmentent systématiquement l’âge de leur victime, le nombre, la fréquence et la nature de leurs actes. Violer une fille pubère, c’est moins condamnable aux yeux de la loi et de l’opinion publique qu’une enfant qui n’est pas encore formée… Pour les incesteurs, ce ne sont que des « jeux », des « initiations à la sexualité », des « moments d’égarement », alors que pour les victimes ce sont des actes profondément dévastateurs et constitutifs de leur identité.
« J’ai rencontré et entendu de nombreuses victimes d’inceste qui ont été et restent encore sous le coup de l’amnésie de l’inceste qu’elles ont vécu2. »
L’autre versant du « système inceste », ce sont bien entendu les victimes. Dorothée Dussy décrit les différents mécanismes psychiques à l’œuvre pour organiser la survie, comme la dissociation, l’amnésie et les arrangements avec la vérité.
En l’absence de représentations médiatiques et culturelles, les incesté·es ne peuvent pas identifier l’inceste et s’identifier elleux-mêmes comme des victimes d’inceste. Ainsi, l’inceste reste impensé, absent à la conscience, parfois durant très longtemps.
L’autrice explique que presque toustes les enfants incesté·es brisent le silence, luttant contre le sentiment de déloyauté envers l’incesteur aimé. Cependant, le silence brisé est souvent vain, la famille ne le croit pas et l’incesté·e retourne au silence. Iel acquiert par là-même un sentiment d’impuissance à dire l’injustice et l’oppression.
Dans cet impensé qui peut durer des décennies, l’autrice explique aussi le rôle essentiel de la personne qu’elle nomme « l’annonciatrice », celui ou celle qui va aider (volontairement ou non) la victime devenue adulte à identifier l’inceste comme un fait social. Cette personne peut être un·e policier·ère ou un·e juge qui passent à la télé, ou, le plus souvent, le·la thérapeute en position de légitimité.
Lorsque l’agresseur est le père, le frère, le cousin, l’oncle, comment envisager de porter plainte et d’endosser la responsabilité de faire voler en éclats la famille ? Comment envisager de reprocher aux autres membres de la famille de n’avoir rien dit, et prendre le risque de perdre les dernier·ères allié·es, les derniers repères familiaux pour survivre ?
« Dites à votre entourage que vous êtes en train de lire un livre sur l’inceste qui explique que des tas d’enfants ont vécu des abus sexuels dans leur famille, vous serez surpris du résultat3. »
La révélation de l’inceste met profondément à l’épreuve les relations et les rôles au sein de la famille. Le plus souvent, l’entourage isole la victime et se recompose autour de l’incesteur respecté, qu’il soit craint ou pourvoyeur d’une forme de sécurité. Pour le dire simplement, au sein de la « famille silencieuse et aveugle4 », le mécanisme de survie consiste à préférer compter parmi les membres de la famille un·e menteur·se (l’incestée·e) plutôt qu’un violeur…
Mon avis
J’avais vaguement entendu parler de cet ouvrage, paru en 2013 aux éditions la Discussion, qui a longtemps été indisponible jusqu’à sa réédition en poche en 2021. La journée internationale des droits des enfants du 20 novembre et la journée de lutte contre les violences masculines du 25 novembre sont une double occasion de m’atteler à ce sujet. Même si je m’intéressais à l’inceste, puisqu’il est un pilier de la domination masculine et patriarcale, je n’envisageais pas de le lire à cause de la charge émotionnelle que ça implique. Mais quand une jeune femme de mon âge l’a rendu à la bibliothèque juste devant moi, je l’ai vu comme une invitation et je l’ai emprunté à mon tour, même si je n’étais pas du tout venue pour ça.
Cet ouvrage, régulièrement cité ici et là, est difficile à lire parce qu’il laisse une grande part aux échanges de l’autrice avec des incesteurs. J’ai été désarçonnée par le fait que l’autrice emploie parfois l’ironie, qui n’est pas toujours immédiatement décelable à l’écrit, mais aussi subjuguée par la plume de l’autrice.
Cet ouvrage apporte des éléments de réponse nécessaires pour soigner la souffrance individuelle et dépasser, autant que possible, la culpabilité et la honte des personnes incestées. Les viols et violences faites par les adultes sur les enfants sont rarement verbalisés. L’inceste, c’est un système de domination qui est aux fondements de notre société. Il est terriblement banal et pourtant considéré comme tabou en anthropologie classique (Claude Lévy-Strauss en tête), ce qui empêche toute analyse.
Même si vous n’avez pas été vous-même victime d’inceste, vous devez vous renseigner sur le sujet, au moins pour savoir reconnaître les signes d’inceste chez un·e enfant. Les enfants sont la population la plus vulnérable de la société, et la famille le lieu privilégié de toutes les violences. Vous pourriez sauver des vies.
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Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste
Dorothée Dussy
Préface de Charlotte Pudlowski
Pocket
2021
416 pages
9 euros
1. Page 249. -2. Page 294. -3. Page 55. -4. Page 299.
Tags : livre sur l’inceste, le berceau des dominations, dorothée dussy, témoignages d’incesteurs, anthropologie de l'inceste, relations incestueuses
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Commentaires
1 personne sur 10, c'est énorme. Ça veut dire que je côtoie, j'ai côtoyé des victimes ET des bourreaux sans le savoir, ça me fait peur.