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Le Cirque chaviré ≡ Milena Magnani
Le Cirque chaviré
Milena Magnani
Éditions Liana Levi
2009
« Une poubelle pour les ordures humaines1 »
Branko, Hongrois en fuite, s’intègre dans un camp de réfugiés en Italie. Les Roms, les Tsiganes, les Gitans, les gens du voyage ; qu’ils soient bulgares, roumains, polonais, tchèques, leurs ennemis sont les mêmes : la police, la mairie, les services sociaux, les habitants, et eux-mêmes qui se querellent dans leur quotidien de misère. Cette vie de « passage », qui dure plusieurs années, voire une vie, est l’objet de tous les racismes et incompréhensions. Mis au ban de la société, indésirables et laissés-pour-compte, ils ne doivent pas troubler ni être vus des autochtones.
C’est dans cet environnement hostile que Branko est mort. Et pourtant c’est lui qui nous raconte, de manière désordonnée, entre le présent, le passé et l’avenir, ce qui lui est arrivé. Progressivement, une vie prend forme, à la fois triste et envoûtante.
« Vous devez fermer les yeux et essayer d’imaginer2 »
Dès son arrivée au campement, Branko capte la curiosité des enfants. Sonija, Ibrahim, les frères Hajdini, Ilma, tous ces enfants, issus de cultures différentes et parfois lointaines, n’ont connu que le camp. L’ancien ouvrier a voyagé avec dix cartons qu’il garde secret. Il a chargé les enfants de les cacher dans l’usine désaffectée à côté du campement, mais en échange, il doit leur raconter son histoire.
Chaque soir, ils se réunissent autour du poêle, luttant contre le froid et l’agression d’un univers qui ne leur est pas destiné. Avec pudeur, Branko se dévoile ; les enfants écoutent, d’abord sceptiques puis intéressés.
« Je tentais d’exprimer ma perplexité, mais déjà une étincelle s’allumait au fond des yeux de Senija et Ibrahim, lesquels commençaient à s’installer, plaçant une planche à repasser sans pieds sur deux piles improvisées de briques.
Aussitôt après, les autres enfants arrivaient. Les jumeaux Hajdini engoncés dans leurs blousons trop grands pour eux. Ilma dont je ne parvenais pas à voir le visage caché sous sa frondaison de cheveux frisés. Et même Nasir, le petit pirate de Belgrade, qui avait tenté de m’expliquer – s’apercevant de l’insistance avec laquelle je scrutais le bandeau sur son œil – que son grand-père avait voulu labourer des champs de bataille. Et enfin Roseta, rondelette et boutonneuse, qui me regardait d’un air fermé et soupçonneux3. »
« On est des artistes et dans notre sang on a notre art et c’est tout4 »
Loin des carcasses, baraques et déchets, les yeux du Hongrois se tournent vers son grand-père, un Tsigane, un artiste qui a monté un cirque, jusqu’à la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui le cirque n’existe plus, mais Branko le porte en lui pour perpétuer les traditions originelles.
Tandis que les renards le guident avec bienveillance vers la mort, Branko s’efforce de comprendre comment il est mort, ici et maintenant. Les renards l’encouragent : « Dépêche-toi. Parce que bientôt nous déposerons ton histoire sur une feuille flottant au fil du fleuve. Nous la regarderons arriver à l’embouchure. Alors sonnera l’heure du départ5. » A-t-il accompli la tâche qu’il s’était fixée ? A-t-il bien fait de donner toute sa confiance à Senija, dont le regard est doux et taciturne ?
Mon avis
« Quand on écoute un conte, il faut jamais se demander si l’histoire en question elle est vraie ou fausse. Un conte, tout ce qu’il demande c’est de pouvoir rester dans le cœur de celui qui l’écoute6. »
Que son histoire soit réelle ou un mirage, un « làtomàs7 », on se laisse emporter par le récit, qui entremêle les cultures et les langues, les traditions et le monde moderne, la pauvreté et la magie de Nap apó, le grand-père de Branko, avec son chapeau en laine si blanc, si blanc qu’il est éblouissant.
Sans séparations ni chapitres, la narration vagabonde au grès de l’âme en partance vers l’ailleurs. On se projette, on se retourne, on revient tantôt sur les premiers jours au camp tandis que le froid du caveau envahit les membres de Branko. Les éditions Liana Levi ont publié un texte à l’ambiance particulière, troublant et sans commune mesure, où l’espoir et la volonté jaillissent avec la déchéance, dans un même élan.
« Parce qu’un gars qui vit dans des cages pour chiens pendant des années, quand il meurt il lui faut un tapis de roses !? Mais c’est vraiment obligé de faire toutes ces mises en scène8 ? »
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Le Cirque chaviré
Il circo capovolto (titre original)
Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont
Éditions Liana Levi
2009
208 pages
18 €
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Tags : Liana Levi, cirque, tsiganes, Hongrie, littérature, écrivaine, Milena Magnani
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