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Une autre fin du monde est possible ≡ Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle
Une autre fin du monde est possible
Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle
Le Seuil
2018
Après avoir rédigé une chronique sur la « collapsologie » de Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, j’ai lu Une autre fin du monde est possible qui se propose de parler de « collapsosophie ». Et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il pose plusieurs problèmes, dont les plus frappants sont de mettre de côté la civilisation en tant que cause véritable des destructions en cours, et de s’appesantir sur une « transformation intérieure », alors que c’est une mobilisation collective et concrète qui permettrait de faire face aux multiples effondrements à venir — ceux qu’on désire, et ceux qu’on veut arrêter.
« Pour reprendre la métaphore de l’avion et de la difficulté d’atterrir, nous sommes entrés en zone de fortes turbulences. Les voyants s’allument, les coupes de champagne se renversent, l’angoisse existentielle revient. Certains ouvrent les hublots, voient une nuit noire traversée d’éclairs, et les referment aussitôt. À l’avant de l’appareil, on perçoit quelques personnes de la première classe enfiler leurs parachutes dorés. Mais que font-elles ? Vont-elles sauter dans la tempête ? Les classes arrière se tournent alors vers l’équipage et demandent des parachutes, sachant pertinemment que leur requête ne sera pas satisfaite. Pour seule réponse, on leur propose une petite collation, un film, un duty free1… »
Une résilience européanocentrée et anthropocentrée
Dans l’idée de « nous préparer intérieurement » à affronter « l’effondrement » (lequel ?), et en un sens à le « dépasser », les auteurs ont en fait écrit un ouvrage de développement personnel sur la manière de rebondir après la sidération, la peur et l’anxiété provoquées par l’avalanche de mauvaises nouvelles. Or, même s’il est légitime d’être effrayé·e à la perspective de perdre ce qui nous est cher, il me paraît déplacé de consacrer un ouvrage entier sur ce sujet, et surtout de la manière dont ils l’abordent.
En premier lieu parce que les auteurs portent une vision européanocentrée des effondrements : depuis plusieurs centaines d’années, des milliards de gens sont aliénés, exploités, assassinés pour les intérêts d’une poignée de colons blancs. Des cultures humaines, des savoir-faire vitaux et accessibles à tous et à toutes, des liens sociaux sont détruits pour asseoir l’hégémonie des civilisations dominatrices. À l’ère du capitalisme, des générations de gens sont continuellement sacrifiées pour nous permettre à nous, les habitant·es des pays riches, de vivre dans le confort et la technologie. Ces milliards de gens-là sont les premières victimes des désastres écologiques, des chaos économique et financier, des crises alimentaires. Cela n’enlève rien à nos souffrances personnelles, mais cela devrait au moins recentrer la discussion sur les rapports de domination, et au mieux nous encourager à vouloir mettre un terme au système capitalisme qui les engendre.
Ensuite parce que les auteurs portent une vision anthropocentrée des effondrements. L’effondrement de la civilisation telle qu’on la connaît semble vécu comme un drame, alors que c’est justement son impérialisme et son hégémonie qui sont la cause des maux de la planète et de ses habitant·es ! En parlant de « civilisation thermo-industrielle » et en employant différentes formules vagues et euphémisantes, les auteurs évacuent les problèmes que pose le modèle économique pour se concentrer sur la dépendance aux énergies fossiles. Chaque jour, deux cents espèces animales et végétales disparaissent sous les rouleaux compresseurs d’une société qui repose sur la croissance exponentielle, la compétition, l’accumulation et la privatisation des biens. Le capitalisme et le règne de l’économie nous propulsent dans un monde hors-sol, détruisant l’hétérogénéité des gens et des choses, ainsi que les liens qui nous unissent entre nous et avec notre milieu naturel.
D’autre part, ce n’est l’humanité qui est responsable de tous les désastres en cours, mais notre civilisation. Cette confusion laisse croire que l’être humain est foncièrement mauvais et destructeur, et revient à insulter nos ancêtres de la « pré-Histoire » qui ont vécu durant des millénaires sans pour autant dévaster leur milieu de vie, et toutes les civilisations humaines qui ont vécu en harmonie avec la nature jusqu’à ce qu’elles soient éradiquées ou colonisées par notre civilisation. C’est clairement notre civilisation, boursouflée d’ego, de vanité, qui, grâce à une logique tentaculaire et déresponsabilisante, ravage tout sur son passage.
La transformation intérieure comme planche de salut
Bien entendu, on encaisse un certain « effondrement intérieur personnel2 » lorsqu’on prend sincèrement conscience de toutes les horreurs et injustices du monde. Loin de moi l’idée de dénigrer la spiritualité face aux épreuves présentes et à venir ! Seulement, je ne peux que bondir à la lecture de longs passages encourageant à « rechercher la bonne posture, en alignant la tête et le cœur, en compagnie de nos ombres, mais aussi en accueillant la lumière de ce monde dévasté3 » ; ou en faisant un parallèle avec les étapes d’acceptation du deuil et de la maladie. Comme si les effondrements étaient une fatalité contre laquelle on ne peut pas lutter, et comme s’ils étaient égaux (l’effondrement biotique étant une catastrophe, celui de l’économie étant souhaitable) !
Certes, on passe forcément par une « transformation intérieure » , ne serait-ce que pour se désintoxiquer de la propagande consumériste et des valeurs capitalistes, mais les auteurs l’entendent plus comme le « chemin intérieur » dont parle Paul Chefurka. La transformation intérieure, qui consisterait plutôt à observer le monde et le repenser, va de pair avec une transformation extérieure pour changer le cours des choses, pour ne pas rester prostré·es dans le fatalisme. Les récits communs, les mythes, les imaginaires utopiques ou dystopiques, ou « possitopiques » invoqués n’ont de sens que s’ils se traduisent en actions, lesquelles ne figurent pas dans les deux livres que j’ai lus. Face aux effondrements qu’on veut freiner (biotique, écologique) et à ceux qu’on veut précipiter (économique, financier), la riposte n’est pas à chercher du côté du développement personnel mais bel et bien de la mobilisation collective. Nous sommes de plus en plus nombreux·ses à comprendre que les solutions ne viendront pas des institutions, à qui profite le saccage de la planète et la perpétuation des rapports de domination des riches sur les pauvres. Déserter le système (que ce soit par la pensée, par la sobriété individuelle ou par le repli et l’entre soi au sein de communautés, qui seront d’ailleurs réprimées par le système, comme le sont les ZAD) n’empêchera pas de mettre un terme aux massacres, c’est pourquoi la lutte devra être conflictuelle. Il y a ce fantasme que le système capitalisme s’effondrera de lui-même, et qu’il s’agit d’attendre. Or, rien ne dit qu’il s’effondrera, malgré les effondrements. Il parvient justement à perdurer par la marchandisation de tous les aspects de la vie : des « ressources naturelles », des produits, des liens humains, des corps et des esprits, tout peut être acheté ou loué. C’est pourquoi on ne peut se contenter de croire à la fin d’un système qui s’écroulerait sous son propre poids. Nous devons nous mobiliser autour d’une culture de résistance, tisser des liens entre nous, organiser la résistance, sauver ce qui peut l’être, détruire ce qui doit l’être et bâtir le monde d’après…
Un autre monde... sans projet politique
Encore faut-il avoir un projet collectif ! Une autre fin du monde est possible, comme l’indique le titre de cet ouvrage, et pourtant, cet ouvrage frappe par le flou entourant les positions politiques : à quel monde aspirent les auteurs ? Pour quelles raisons se gardent-ils d’exprimer leurs opinions ? À trop vouloir ratiboiser un large lectorat pour ne froisser personne d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, n’en deviennent-ils pas consensuels, voire dangereux ?
En prétendant, dans la lignée de Bruno Latour4, que les clivages gauche-droite nous divisent moins que la question écologique face à l’urgence, les auteurs sèment la confusion. Car le projet commun (ancré autour de valeurs plutôt à gauche ou plutôt à droite), est le socle de toute vie en collectivité. Il est la grille de lecture, la base de tout choix collectif et politique. Notre projet commun permet de relier les enjeux entre eux (sociaux, économiques, politiques, écologiques) et de définir ce qu’on veut et ce contre quoi on lutte. Ainsi, le volet écologique mené par une communauté ou un collectif de gauche sera clairement différent de celui proposé par la droite, notamment sur les questions des migrations climatiques. Les enjeux écologiques vont de pair avec les enjeux sociaux : nos droits sociaux, durement acquis, pourraient être balayés au sein d’une « dictature verte » ! Même (et surtout) dans l’urgence écologique, il me paraît dangereux de se soustraire à l’élaboration d’une vision commune, et tout autant d’envisager de faire alliance avec celleux qui, précisément, détruisent la planète et les cultures humaines !
« La déconnexion avec la Nature pourrait bien être la source majeure de nos problèmes5. »
Tout aussi hallucinante est la quantité d’encre utilisée pour expliquer à quel point l’être humain est déconnecté de la nature, et que c’est probablement là la « source majeure de nos problèmes »… Si nous n’étions pas sans arrêt abreuvés de publicités nous poussant à consommer, et donc à travailler pour consommer, et si la nature n’était ni bétonnée pour ériger les temples de la consommation que sont les centres commerciaux, ni privatisée, mutilée, simulée dans des Center Parcs, alors nous passerions davantage de temps au contact du milieu naturel, et nous ne travaillerions pas. Le problème est bien le système capitaliste, qui, dans un délire prométhéen, nous fait croire qu’on peut s’affranchir de notre environnement, qu’on vaut mieux que lui, qu’il est à notre disposition, et que c’est seulement ainsi que l’être humain sera véritablement libre.
Donc, pour faire ce « travail de reliance, entre corps, âme et émotions6 » et renouer avec les « autres qu’humains », les auteurs sont allés chercher du côté de l’« écopsychologie » et des stages visant à développer l’empathie. Tandis que les animaux, les végétaux et les êtres humains les plus exploités de la planète meurent en silence, les plus privilégié·es font des formations (à quel prix ? au profit de qui ?) pour renouer avec la nature… Cherchez l’erreur.
Féministes, vraiment ?
On s’enfonce un peu plus dans l’aberration avec le point le plus critiquable de l’ouvrage : les positions soi-disant féministes, mais fondamentalement rétrogrades. Pendant ma lecture, j’ai clairement eu l’impression que les trois hommes, ayant découvert les luttes féministes sur le tard, avaient décidé d’adjoindre à leur manuscrit un petit chapitre dédié aux femmes (des femmes cis, probablement). Le premier problème, c’est que, comme je l’ai expliqué plus haut, leurs positions sur les rapports de domination devraient s’inscrire dans un projet commun plus global (s’ils en avaient eu un), au sein d’une lutte globale contre les discriminations et pour l’équité entre les individus (partons du principe qu’ils sont de gauche).
Outre le fait qu’ils emploient l’écriture inclusive quand ça leur chante (merci les éditeurices), les auteurs connaissent visiblement très mal le sujet, notamment quand ils évoquent un « grand déséquilibre historique [quand on devrait parler de domination millénaire] entre les sexes [quand on devrait parler de genres]7 ». L’effort serait pourtant louable et leur maladresse excusable si seulement ils ne vantaient pas les mérites des stages initiatiques pour les hommes (cis j’imagine ?) de Mankind Project (et Women Within pour les femmes) visant à former de « nouveaux guerriers » ayant renoué avec une « masculinité mature » (?!). Or, le Mankind Project s’appuie sur une vision naturaliste des genres qui prend racine dans les théories fumeuses du psychiatre Carl Jung, et dans le mouvement masculiniste en réaction à la seconde vague féministe des années 1980. Comment les auteurs ont-ils pu se planter à ce point sur l’égalité des genres ? Comment les éditeurices ont-iels pu laisser passer cela (ça c’est ma conscience professionnelle qui s’alarme) ?
« Happy collapse8 », vraiment ?
Face à l’avalanche de questions que posent les effondrements en cours et à venir, il est urgent d’avancer collectivement sur ces réflexions et de porter un coup aux mythes de notre civilisation !
« Les champignons sont le symbole des associations opportunistes entre espèces, des mutualismes, des hybridations, des métissages, des liens d’entraide entre êtres vivants et entre espèces, et surtout d’un fonctionnement horizontal et décentralisé. Contre la verticale et tranchante ‘logique de la plantation’ (Tsing), ils représentent la logique de la forêt, celle des mauvaises herbes qui poussent aux marges ou qui se déploient lentement lorsque les destructions s’arrêtent9. »
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Paris 2024 Jade Lindgaard
1. Page 20. -2. Page 176. -3. Page 89. -4. Page 35. -5. Page 189. -6. Page 190. -7. Page 240. -8. Page 153. -9. Page 267.
Une autre fin du monde est possible
Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle
Vivre l'effondrement (et pas seulement y survivre)
Le Seuil
Collection Anthropocène
2018
335 pages
19 euros
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Tags : effondrement, collapsologie, collapsosophie, capitalisme, pablo servigne, raphaël stevens, gauthier chapelle
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Commentaires
22luxVendredi 6 Décembre 2019 à 22:58Heu... Mais vous avez vraiment lu ce livre ou vous faites dans le sensationnel pour vous faire connaître ?
Comment voulez vous qu'un anarchiste libertaire propose un projet politique ? Pourquoi allez vous chercher la petite bête et l'invente vous quand vous n'avez visiblement rien trouvé ? Je trouve votre article à charge et malhonnête intellectuellement.-
Dimanche 22 Décembre 2019 à 12:52
Premièrement, ma démarche n'a pas changé depuis huit ans que le blog existe : je ne cherche pas à me faire connaître, j'écris ce que je pense, je tente d'apporter des analyses, peu importe combien de personnes lisent les chroniques.
Ensuite, je pense qu'il est possible d'élaborer une vision politique commune en fédérant de petites communautés ayant des valeurs communes leur permettant d'échanger et de vivre en harmonie.
Enfin, j'ai développé la question des effondrements dans ma chronique du premier livre, Comment tout peut s'effondrer, qui n'apparaît pas dans celle-ci, ce qui explique peut-être que vous ayez eu l'impression de lire là une chronique "à charge" et "malhonnête". J'espère avoir répondu à vos remarques du mieux possible.
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3RodriguezSamedi 1er Février 2020 à 13:36Merci de votre critique honnête, ça permet de mettre en relief la confusion des auteurs dans des détails qui semblent cruciaux et qui tracent la ligne entre les mouvements authentiques d'émancipation et les crypto-fascismes à la sauce New Age contemporain (leur vision centrée sur les bourgeoisies des pays développés, l'appel à Jung. ..) .
Ceci dit, je me permets une réflexion face à une de vos critiques (l'ayant déjà retrouvée ailleurs, dans l'analyse de ce bouquin dans Contretemps). En effet il me semble juste d'affirmer qu'un travail intérieur d'ascèse, de remise en question individuelle (de nos choix, de nos valeurs, de notre vision de monde, du but de la vie ) serait salutaire. D'un côté pour ceulles qui se trouvent dans le camp des oppresseurs : prendre conscience de nos privilèges, nous libérer de nos addictions, nos valeurs destructrices. Puis pour ceulles du côté des opprimés : retrouver le courage de se soulever, de refuser les mirages consuméristes et la voie du développement capitaliste, et de refuser de perpétuer l'oppression.
Nous sommes tous vraisemblablement oppresseurs et opprimés à la fois, à différents niveaux. Le contact de l'Autre, le dialogue et la conscience partagée seraient des catalyseurs de l'énergie mobilisatrice. Mais il faut déjà que chacun d'entre nous retrouve l'espoir, travaille sur soi et aille vers les autres et s'inscrive dans des dynamiques collectives. Il serait dangereux de croire qu'une avant-garde éclairée nous sauverait des cataclysmes à venir (ayant "raison" ou non peu importe : sans adhésion massive sa légitimité politique est douteuse). La voie sera tracée par les masses conscientes, ou dégénérera.
Il n'y a pas de recette miracle. Quelques éléments : pour l'avoir fait, la psychanalyse en tant que critique du Moi me semble un instrument important. Puis des pratiques qui nous libèrent de la marchandisation ambiante (la pratique artistique sans finalité mondaine, la contemplation, la solidarité) devraient être remises en valeur. Pour ceux de notre camp à gauche qui taxeraient ceci de quiétisme: le travail fondamental se fait d'abord sur soi et par soi, c'est un préalable aux luttes futures.
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Une lecture qui a suscité chez toi une certaine distance, je me trompe ?
La démarche me plaît : des scientifiques qui sortent de leur zone de confort pour aborder un sujet sous un angle différent. Cela dit, oui, je suis déçue, donc je pense lire leur ouvrage sur l'entraide qui viendra contrebalancer celui-ci qui est trop axé sur la transformation intérieure.