-
La guerre des mots ≡ Selim Derkaoui et Nicolas Framont (10 ans)
Chronique des 10 ans
La guerre des mots
Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisieSelim Derkaoui et Nicolas Framont
Illustrations d’Antoine Glorieux
Le passager clandestin
2020
Concours Instagram du 6 au 9 janvier 2022 pour gagner un exemplaire
« Charges sociales », « projet », « égalité des chances », « classe moyenne », « ascenseur social », « réforme »… J’ai souvent écrit dans mes chroniques que les mots sont essentiels dans nos luttes, c’est pourquoi j’ai choisi de vous présenter La guerre des mots pour fêter les 10 ans de Bibliolingus. Les auteurs de cet ouvrage particulièrement bien conçu, riche et clair mettent à nu les mécanismes langagiers de la classe bourgeoise pour asseoir son emprise idéologique et nous faire travailler contre l’intérêt de la classe laborieuse. Voilà un livre salutaire à l’approche des élections présidentielles qui relèvent de la mascarade !
« La lutte de classes n'a jamais cessé1. »
Contrairement à ce que la classe politico-médiatique veut le faire croire, la lutte des classes n’a jamais cessé. La société capitaliste est toujours très hiérarchisée : d’un côté, la bourgeoisie (le gouvernement, le patronat, les actionnaires, les grand·es propriétaires) contrôle les moyens de production, les modes de vie et les règles du capitalisme ; et, de l’autre, la classe laborieuse assure les fonctions vitales de toustes. C’est une réalité, la première tire ses revenus du travail de la seconde.
« Les dominants ont des raisons de l’être, et les dominés l’ont bien cherché2. »
La classe bourgeoise a mis en œuvre un ensemble de fictions idéologiques diffusées à longueur de journée dans les médias complaisants : les bourgeois·es sont riches et puissant·es parce qu’iels sont doué·es et qu’iels le méritent, les pauvres sont pauvres parce qu’iels ne savent pas gérer leur argent, parce qu’iels ne connaissent rien à l’économie, parce qu’iels n’ont pas fait les bonnes études, parce qu’iels sont fainéant·es, anti-républicain·es, communautaires, extrémistes, musulman·es, fainéant·es, malchanceux·ses…
À coups de mensonges, de langue de bois, d’abus de langage et de phrases méprisantes, les fictions idéologiques de la classe bourgeoise ont plusieurs fonctions :
- faire accepter la domination économique, politique, médiatique de la bourgeoisie ;
- invisibiliser ses propres privilèges en attribuant ses richesses et ses pouvoirs à des qualités individuelles, et en s’incluant au sein d’une « classe moyenne » vague et montée de toutes pièces ;
- masquer les hiérarchies, les liens de subordination et la conflictualité intrinsèques au système capitaliste ;
- faire croire que ses intérêts sont ceux de l’ensemble de la population ;
- justifier la casse des services publics et forcer l’extension du marché dans tous les aspects de nos vies ;
- faire accepter le chômage de masse, la précarisation, la souffrance au travail et la pauvreté du plus grand nombre au profit d’une minorité aisée ;
- faire croire que chacun·e d’entre nous peut devenir riche et puissant·e ;
- empêcher la critique de l’ordre social, discréditer et décourager nos luttes, légitimer la répression (notamment policière) dont nos mouvements sociaux font l’objet.
« La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. [...] Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties3. » (Emmanuel Macron)
Parmi les nombreux subterfuges utilisés, je voudrais vous parler de celui de la « prise de risque ». Dans la fiction idéologique de la classe bourgeoise, le·a patron·ne est un·e « entrepreneur·se », un·e « visionnaire » dont on loue l’audace, le courage, l’intelligence et le mérite, alors qu’iel a pu créer son entreprise grâce à son patrimoine financier et immobilier, grâce à son héritage, grâce à son réseau familial ou scolaire. En cas de liquidation, que dire des salarié·es, dont la perte de leur emploi équivaut à une mise à mort s’iels ne retrouvent pas immédiatement un nouvel emploi ? Que dire des travailleur·ses ubérisé·es, des autoentrepreneur·ses (dont je fais partie), qui prennent en charge tous les risques ? Que dire des personnes qui souffrent de maladies physiques et mentales liées à leurs conditions de travail ? Enfin, que dire des 1535 personnes mortes dans l’effondrement de l’atelier de textile du Rana Plaza en 2013 ?
« Non, le gouvernement n’agit pas comme dans une dictature : il n’a de cesse de consulter les partenaires sociaux, de communiquer avec pédagogie4. »
Je veux aussi vous parler du « dialogue social », à l’instar de l’immense mascarade du « Grand Débat national » instauré en 2019 après les Gilets jaunes. Pour la classe bourgeoise, il s’agit de mettre en scène des débats « ouverts », « démocratiques », aussi bien au sein de la société que des entreprises avec les « partenaires sociaux » pour donner l’impression d’agir, de « collaborer », et pour gérer les mouvements sociaux. Mais en fin de compte, plus il y a du « dialogue social », plus le gouvernement et le patronat décident.
Le « dialogue social » est inefficace et vain, il vise à désamorcer les mouvements sociaux, à apaiser le sentiment d’injustice (la « grogne »). Toute action politique qui sort de ce cadre est aussitôt discréditée et perçue comme violente (je me souviens en 2015 de la chemise arrachée du cadre d’Air France qui a fait davantage la Une des médias que les 2900 emplois menacés par le « plan de restructuration »).
Mon avis
La guerre des mots est un ouvrage nécessaire à l’édifice de nos luttes émancipatrices. Effectivement, comment nous organiser si nous ne parvenons pas à nommer nos adversaires et à cerner leurs stratégies de dépolitisation ? Pour reprendre le pouvoir, il nous faut retrouver le sens des mots.
Je n’ai pas choisi cet ouvrage par hasard pour fêter les 10 ans de Bibliolingus : La guerre des mots est très bien conçu de bout en bout ! Ce n’est pas un dictionnaire qui se lit de manière aléatoire et décousue, c’est un ouvrage qui explique les concepts politico-médiatiques dans une suite cohérente et progressive. Il s’achève par la notion centrale dans nos luttes, la « gauche », qui a été récupérée par la bourgeoisie pour se donner des airs d’humanité.
Cet ouvrage est particulièrement complet, puisque les analyses des discours de la bourgeoisie sont appuyées de rétrospectives historiques sur la lutte des classes (colonisation, esclavage, révolution de 1848, Commune de Paris, élection d’Hitler, guerres mondiales…), et des illustrations très efficaces et parfois grinçantes d’Antoine Glorieux.
Merci aux éditions indépendantes et engagées du passager clandestin d’être à mes côtés pour fêter les 10 ans de Bibliolingus ! À cette occasion, je vous propose, pour la première fois, un concours sur Instagram pour gagner un exemplaire de La guerre des mots ! Bonne chance !
Lisez aussi
Essais
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot Sociologie de la bourgeoisie
Julien Brygo et Olivier Cyran Boulots de merde !
Edward Bernays Propaganda
Collectif Journalistes précaires, journalistes au quotidien (100e chronique)
Pierre Bourdieu Sur la télévision
Paul Nizan Les Chiens de garde
Daniel Schneidermann Du journalisme après Bourdieu
John Stauber et Sheldon Rampton L'Industrie du mensonge
Peter Gelderloos Comment la non-violence protège l’État
Mathieu Rigouste La Domination policière
Didier Fassin La Force de l’ordre
Collectif Le fond de l'air est jaune
Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir
Eric Fournier "La Commune n'est pas morte"
Louise Michel La Commune
Chris Harman Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
Collectif En finir avec les idées fausses sur les pauvres
et la pauvretéLittérature
Irène Némirovsky Le Maître des âmes
Thierry Beinstingel Retour aux mots sauvages
Jean Meckert Les Coups
Emile Zola La Curée (tome 2)
Richard Krawiec Dandy
Iain Levison Tribulations d'un précaire
Iain Levison Un petit boulot
José Saramago L'Aveuglement
José Saramago La Lucidité
Récits
Jean-Pierre Levaray Je vous écris de l'usine
Emma Goldman Vivre ma vie
Regardez aussi
1. Page 243. -2. Page 23. -3. Page 113. -4. Page 185.
La guerre des mots
Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie
Selim Derkaoui et Nicolas Framont
Illustrations d’Antoine Glorieux
Préface de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
Le passager clandestin
2020
256 pages
17 €
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
Tags : bourgeoisie, capitalisme, Pinçon-Charlot, sociologie, méritocratie, marketing, langue de bois, Gilets jaunes, Bourdieu, Marx, Medef, syndicats
-
Commentaires