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Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! ≡ Éliane Viennot
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Petite histoire des résistances de la langue françaiseÉliane Viennot
Éditions iXe
2017
Pourquoi certains mots anciens comme autrice, professeuse, vainqueresse sonnent-ils si mal à notre oreille ? Le travail de recherche d’Éliane Viennot et des autres membres de la Siéfar montre qu’entre le XVIe et le XIXe siècles les masculinistes sont parvenus à invisibiliser le féminin dans la langue française. Vu l’importance du langage dans les représentations du monde et le façonnement de la pensée, la réappropriation de notre langue est essentielle pour ne pas laisser ce terrain aux masculinistes.
« Le masculin est plus noble que le féminin1 » (Louis-Nicolas Bescherelle)
L’objet de ce livre est de montrer que la langue française telle qu’on la connaît aujourd’hui est le résultat d’un récent effort des masculinistes pour asseoir leur domination, laquelle s’inscrit dans ce que l’on a appelé la « querelle des femmes », dont les débats portaient sur l’égalité entre femmes et hommes et qui a duré du XVe au début du XXe siècle. Selon Éliane Viennot, avant l’intervention et des académiciens et des pseudo-experts, la langue était effectivement genrée autour d’une construction binaire, mais elle n’était pas sexiste.
Jusqu’à la fin du XVe siècle, le français comportait peu de règles grammaticales strictes. On utilisait notamment l’accord de proximité (« Ce que le peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges2 », consistant à accorder le genre et le nombre de l’adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie, et le verbe avec le plus proche des éléments formant son sujet), ainsi que l’accord des pronoms (« Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle3 » ; consistant à accorder le pronom personnel avec le nombre et le genre des substantif), ou encore l’accord des participes présents (« Couturière, âgée de vingt-cinq ans, native de Paris, demeurante rue Neuve-Saint-Sauveur4 »). C’est sans compter l’attribution arbitraire du genre grammatical féminin ou masculin des objets inanimés (le sphinx ou la sphinx, le comète ou la comète).
Mais avec l’invention de l’imprimerie et le développement de l’accès au savoir, les élites ont commencé à normaliser la langue (l’alphabet, la ponctuation, les accents), à s’interroger sur sa capacité à instruire le peuple (mais pas trop) et à légiférer les métiers du livre (coucou mes ancêtres). Le français était jusque-là une langue vernaculaire délaissée par les érudits au profit du latin, mais la création de l’Académie française en 1635 visait justement à produire un dictionnaire national.
« Des cohortes d’académiciens sont descendus dans l’arène pour interdire autrice, avocate, écrivaine, médecine, magistrate, ministre, présidente…, mais aucun n’a jamais contesté coiffeuse, crémière ou assistante… métiers bons pour les femmes5. »
Voyant là une menace, les élites, les intellectuels, les pseudo-spécialistes ont mené l’offensive sur différents points de la langue pour consolider les privilèges des hommes en tant que classe politique. Durant plusieurs siècles, la publication de manuels de grammaire et de pamphlets, à coup d’injonctions et de recommandations, visaient à justifier l’injustifiable et expliquer l’inexplicable : « le masculin l’emporte sur le féminin ». Aucune modification n’allait de soi, elles ont été imposées en dépit de la langue, des traditions et des logiques du français, afin de consolider une idéologie discriminante.
Ce sont finalement la création de l’éducation nationale et l’industrialisation du livre au XIXe siècle qui ont imposé les règles mises au point par les masculinistes. Malgré la résistance des féministes (femmes et hommes) et des usages populaires qui ont continué, pendant plusieurs siècles, de privilégier les logiques de l’ancien français, le travail purement idéologique des masculinistes a visiblement porté ses fruits, puisque certains mots nous apparaissent comme des néologismes, alors qu’ils sont en vérité très anciens. C’est le cas par exemple du mot autrice (vilipendé par l’Académie française mais qui existe depuis le XVe siècle au moins), ou encore des mots possesseure, emperière, inventrice, jugesse, apprentisse, barbière, financière, officière, vainqueresse. Par ailleurs, des néologismes ont été créés bien qu’ils ne se justifient pas sur le plan linguistique puisque leur équivalent est attesté de longue date : auteure (autrice), professeure (professeuse), chercheure (chercheuse), défenseure (défenseuse), etc. En ajoutant un e à l’écrit qui ne s’entend pas à l’oral, ces néologismes ne semblent pas bousculer véritablement l’ordre masculin.
Mon avis
Dans ce petit ouvrage publié par les précieuses éditions iXe, Éliane Viennot, professeuse de littérature et membre de la Siéfar, montre un aspect peu connu de la « querelle des femmes » : la bataille des mots pour justifier la supériorité de la classe des hommes sur celle des femmes. La masculinisation de la langue est finalement assez récente, mais les efforts des masculinistes ont visiblement porté leurs fruits puisque des mots anciens ressemblent à des aberrations, et que certaines tournures de phrases ne nous choquent pas (pourquoi « personne n’est venu » se conjugue-t-il au masculin, dans la mesure où l’on parle d’une personne ?).
À celleux qui doutent de l’importance de retravailler la langue, prétextant qu’il y a des domaines de lutte plus décisifs pour abolir le patriarcat, je leur réponds que le langage est un instrument de domination et de contrôle de la pensée (il n’y a qu’à relire 1984 de George Orwell pour en prendre toute la mesure). Il est une marque de distinction sociale entre les élites cultivées qui savent s’exprimer correctement et celleux, volontiers dénigré·es et invisibilisé·es, qui font des « fautes ». De la même façon, les masculinistes ont contraint le langage pour opérer une division de l’humanité en deux catégories, le féminin et le masculin, traduisant l’idéal hétérosexuel des rapports humains. Si le langage n’avait pas cette puissance, pourquoi avoir créé une autorité comme l’Académie française pour le normaliser ? Pourquoi les masculinistes se seraient-ils évertués à réformer la langue dans le sens qui leur convenait ? Quel effet cela provoque-t-il sur nous, lorsque, étant petites, on nous apprend à accorder les sujets au masculin, même lorsque le sujet de la phrase comporte un homme et cent femmes ?
Le langage renferme un pouvoir de représentation du monde et de façonnement de la pensée dont on a peu conscience. Si les mots autrice et ingénieure n’existaient pas, comment pourrait-on se représenter des femmes exerçant ce métier ? Ne laissons pas la langue à ceux qui l’ont infléchie durant quatre siècles, approprions-nous-la pour déconstruire les stéréotypes, décloisonner la société, fournir à chacun·e la possibilité de se donner au monde tel qu’iel l’entend.
Le masculin s’est tellement approprié le neutre, le général et l’universalité du discours (la portée générique de « ils » tendant vers la masculinisation du monde), que le féminin, ayant la valeur du spécifique et du particulier, est finalement le seul à porter la marque du genre. Lorsqu’une locutrice s’exprime, elle est forcée de faire apparaître son genre, de se définir comme appartenant à la classe des femmes, par rapport aux individus de la classe des hommes, ce qui donne de l’importance à une partie de ce qu’elle est (son genre, son apparence, ses organes sexuels si c’est une femme cisgenre), et non pas à l’ensemble de sa personne (un être humain).
Il ne s’agit pas de valoriser les différences ou de glorifier des comportements et des activités dites « féminines », mais de bousculer la notion de genre. Le genre est un carcan, un ensemble de normes sociales rigides qui dicte ce qui est autorisé, encouragé, défendu selon que l’on appartienne au genre masculin ou au genre féminin. Outre que cela interdit la possibilité d’appartenir aux deux genres, ou à aucun, cela opère une hiérarchie entre les deux genres et un privilège masculin sur le féminin : le genre est en fin de compte un instrument de domination de la moitié des êtres humains sur l’autre. Mais, puisque le français n’a pas réellement de neutre et qu’il est fondé sur un système binaire, sa féminisation me semble indispensable dans un processus d’égalité, de visibilisation, de transparence. C’est pourquoi, à défaut d’effectuer un immense travail pour supprimer le genre grammatical dans la langue, l’écriture inclusive me paraît une solution pragmatique, efficace, logique et économique, qui contrarie les efforts masculinistes (un aperçu dans Tirons la langue). L’écriture inclusive a développé plusieurs manières de neutraliser la masculinisation de la langue : dire « ils et elles » ou « iels » ; utiliser les points médians, les parenthèses ou les traits d’union, ou comme le propose Davy Borde, inventer des mots comme les « lecteurices » ; employer des mots englobants comme « le lectorat », etc. C’est une manière de lutter à la fois dans le genre (montrer la parité dans la langue) et contre le genre (tous les métiers sont accessibles à tout le monde, il y a aussi des plombières, des caissiers, etc.).
Et vous, qu’en pensez-vous ? Est-ce que vous utilisez l’écriture inclusive ou pas ?
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1. Page 61. -2. Page 64. -3. Page 78. -4. Page 71 -5. Pages 113-114.
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Petite histoire des résistances de la langue française
Éliane Viennot
Éditions iXe
2017 (deuxième édition)
144 pages
14 euros
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Tags : Éliane Viennot, langue française, éditions iXe, féminisme, Christine de Pizan, querelle des femmes, grammaire, genre, queer, féminisme matérialiste
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Commentaires
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Pas d'écriture inclusive pour moi, mais je fais en sorte de mettre un mot féminin en dernier dans les énumérations pour l'accorder avec l'adjectif.