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Dans la tête d’un chat
Jessica Serra
humenSciences
2019
Mon histoire personnelle avec ce livre, c’est que j’ai décidé de le lire parce que mon chat est malade. J’avais besoin d’une lecture rationnelle pour expliquer mon amour et ma douleur infinie, pour apprendre à le connaître plus intimement et profiter au mieux du temps qu’il nous reste ensemble.
« Déifié, toléré, puis détesté, le chat a gagné aujourd’hui le titre de membre de la famille1. »
À notre époque, les chats sont vénérés par leurs humain·es, les vidéos et photos de chats inondent internet, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Difficile aujourd’hui de penser qu’ils ont été torturés, emmurés et tués par millions durant l’Inquisition, et que les femmes qui possédaient des chats étaient accusées de sorcellerie.
Avec 600 millions de chats dans nos foyers à travers le monde, les temps ont changé ! C’est apparemment au cardinal Richelieu (1585-1642), le ministre de Louis XV, que nous devons sa réhabilitation en Europe. Mais ce regain d’amour est à double tranchant, car il a mené à la création des races du XIXe siècle, et à l’objectification du chat.
Cela dit, cet amour est tout relatif, car, malheureusement, la France est championne en matière d’abandons d’animaux domestiques. En 2022, la SPA a recueilli 27 940 chats dans ses refuges… Ne participez pas à la marchandisation des animaux de race, il y a tellement de petits individus malheureux à adopter !
Selon l’autrice, la première cohabitation aurait commencé il y a 10 000 ans, dans le Croissant fertile, en Cisjordanie, avec le peuple des Natoufien·nes qui capturèrent des chats dans leurs maisons. Ils leur rendaient service en chassant les souris qui dévoraient les réserves de nourriture.
Même si les civilisations successives ont davantage dressé les chiens que les chats, ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de s’adapter continuellement à nous, à nos conditions de vie, nos exigences, nos critères de sélection. Pour expliquer cette dépendance à l’être humain, le biologiste néerlandais Louis Bolk (1866-1930) a développé le concept de néoténie à partir de l’observation des primates puis des bébés humains. Pour s’adapter à nous, les chats auraient conservé leurs caractéristiques infantiles comme le ronronnement, le miaulement et le patounage. Dans ce processus d’infantilisation, ils seraient une « version infantile du chat sauvage2 », une intuition que j’avais eue en observant mon chat, sans pour autant la nommer.
« [Descartes] a insufflé durant des siècles l’idée d’un animal robot n’obéissant qu’à une série de réflexes innés, incapable de ressentir ou de raisonner3. »
Après ce chapitre sur l’histoire de la domestication des chats, l’éthologue Jessica Serra décrit la manière dont ils perçoivent le monde. Comment s’orientent-ils dans le temps et l’espace ? Saviez-vous que la petite moue de flairage qu’ils font s’appelle en réalité le Flehmen, leur permettant de percevoir précisément les phéromones ? Ressentent-ils de la peur, de la jalousie ? Nous aiment-ils vraiment ?!
Il s’agit de faire la part des choses entre notre tendance à anthropomorphiser les animaux et la vision héritée de Descartes de l’animal-robot dénué d’intelligence et de sentiments, simplement mû par son instinct de survie. Il faut dire aussi que les études comportementales menées sur les chats sont beaucoup moins nombreuses que celles sur les chiens (qui sont beaucoup plus coopérants et obéissants), et surtout que le bien-être des chats n’est pas du tout une priorité pour nos sociétés spécistes, anthropocentrées, racistes, capitalistes, patriarcales et écocidaires.
Mon avis
Mon chat, je lui dois beaucoup, à commencer par le fait qu’il m’a fait devenir végane et antispéciste. Depuis dix ans, il me fascine toujours autant : tout chez lui éveille en moi un amour infini, une fascination éternelle, mais aussi, désormais, l’angoisse de sa mort pourtant inexorable.
Je le chéris tant qu’il est là, nettoyant inlassablement ses diarrhées depuis 9 mois, mais un double deuil me guette : sa perte incommensurable et l’impossible adoption d’un autre petit bonheur, faute de moyens financiers.
Cet ouvrage m’a fait beaucoup de bien, même si j’avais déjà bien cerné mon chat. Il met des mots sur mes observations, il matérialise mon amour pour lui. Cette lecture me prépare (un peu) à accepter l’inéluctable, et je vais la prolonger avec l’ouvrage de Pauline Le Gall, Le petit chat et moi, aux éditions Philippe Rey (chronique à venir).
Lisez aussi
Essais
Nora Bouazzouni Faiminisme. Quand le spécisme passe à table
Aymeric Caron Antispéciste
Collectif Faut-il arrêter de manger de la viande ?
Derrick Jensen Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité
Martin Page Les animaux ne sont pas comestibles
Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?
Peter Singer La Libération animale
♥ Ophélie Véron Planète végane
Peter Wohlleben La vie secrète des animaux
Littérature
♥ Upton Sinclair La Jungle
Jeunesse
Ruby Roth Ne nous mangez pas !
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Dans la tête d’un chat
Jessica Serra
Éditions J'ai lu
2021
7,90 euros
352 pages
1. Page 267. -2. Page 240. -3. Page 112.
5 commentaires -
21 septembre
Journée internationale de la bibliodiversité
Préserver l'édition indépendante
Coucou ! Aujourd’hui, 21 septembre, ce n’est pas seulement le triste anniversaire de l’explosion d’AZF à Toulouse où on a toustes cru mourir, c’est aussi la journée internationale de la bibliodiversité.
Un article qui me tient à cœur, et que je prépare depuis plusieurs mois, car je défends la bibliodiversité à travers Bibliolingus.fr (depuis bientôt 13 ans), et travaille dans et pour des maisons d’édition indépendantes.
Je n’avais pas mesuré à quel point c’était difficile de réaliser ce contenu. J’espère qu’il vous sera utile et que vous apprendrez des choses. J’ai hâte de connaître vos retours !
1- Qu’est-ce que la bibliodiversité ?
Inspirée du concept de « biodiversité », la bibliodiversité a été créée dans les années 1990 par l’Association des éditeurices indépendant·es du Chili. La bibliodiversité est un écosystème qui contribue à l’épanouissement des cultures et des idées par les livres.
La bibliodiversité repose sur l’interdépendance de toustes ses acteurices : auteurices, maisons d’édition, papetier·ères, imprimeur·ses, diffuseur·ses-distributeurices, libraires, bibliothécaires, critiques, lecteurices, mais aussi, plus largement, des organisations culturelles, associatives, politiques, et des institutions scolaires et universitaires qui utilisent chaque jour des livres.
2- Contre la monoculture
Les livres des grands groupes éditoriaux (Hachette et Editis en tête) dominent le marché du livre, au détriment des petites maisons d’édition.
Le processus à l’œuvre dans l’édition est le même que dans les autres industries. Depuis le XXe siècle, les grands groupes ont décuplé leur force de frappe commerciale en rachetant des sociétés de diffusion et de distribution, ainsi que des librairies et des imprimeries. Cette concentration verticale et horizontale leur permet de maîtriser et dominer l’ensemble de la chaîne du livre.
3- Contre la surproduction
Dans une course effrénée pour alimenter sans cesse la machine, les groupes éditoriaux produisent toujours plus en prenant le moins de risques possible :
- Ils publient des livres homogènes, stéréotypés, conservateurs, susceptibles de devenir des best-sellers et des coups marketing dont la durée de vie en rayon est de quelques mois. Ces livres répondent parfaitement aux logiques capitalistes d’Amazon, des grandes surfaces et des médias. Ils bénéficient de l’appui des prix littéraires complaisants (Goncourt, Renaudot, Femina, Académie française…).
- Ou ils s’emparent des contenus produits à la marge par les petites maisons d’édition, celles qui, chaque jour, prennent des risques pour faire émerger des voix innovantes, controversées, silenciées, les voix des femmes, des populations marginalisées, colonisées, des classes sociales opprimées… Selon le principe de la fenêtre d’Overton, les voix qui deviennent progressivement moins subversives, plus acceptables, sont récupérées par les grands groupes éditoriaux qui participent à leur tour à leur normalisation à plus grande échelle.
4- Préserver le fragile terreau de la diversité culturelle
Face aux logiques capitalistes et écocidaires, face à la censure économique, politique et intellectuelle, et malgré la loi Lang sur le prix unique du livre (1981), les acteurices de la bibliodiversité sont de plus en plus précarisé·es.
Comme pour la biodiversité, l’équilibre est précaire : il suffit de la mainmise avide de Bolloré, de la prédation des GAFAM, de la fermeture d’une librairie, ou même du lancement d’une nouvelle collection pour entraîner des répercussions sur toute la chaîne du livre.
Ensemble, auteurices, éditeurices, libraires, bibliothécaires, critiques et lecteurices, nous sommes le terreau d’une diversité culturelle qu’il nous appartient de nourrir et de protéger.
Car le livre est un support pour transmettre des idées, des savoirs, des imaginaires, qui sont autant d’outils contre le fascisme et l’ignorance, pour la justice, la liberté d’expression et l’émancipation. Ensemble, nous pouvons organiser notre autonomie et notre solidarité.
Sources
- Alliance internationale de l’édition indépendante
- CNL (Centre national du livre)
- Livres Hebdo
- SNE (Syndicat national de l’édition)
- Ministère de la Culture
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2 commentaires -
Le bleu entre le ciel et la mer
Susan Abulhawa
Éditions Denoël
2016
« Sans un mot, ils s’éloignèrent de ce qui constituait leur vie, laissant derrière eux ces nouveaux soldats victorieux ivres d’une lointaine animosité, dans laquelle la convoitise et le pouvoir se conjuguaient avec Dieu1. »
Le « bleu entre le ciel et la mer », c’est le rivage « situé au carrefour de trois continents2 », où se déroulent les grandes fêtes familiales palestiniennes. Cette bande de terre, c’est Gaza, la plus grande prison à ciel ouvert, la plus densément peuplée au monde et sous embargo israélien.
Ce roman familial commence dans le village ancestral de Beit Daras, au nord de Gaza, où les ruines d’une citadelle d’Alexandre le Grand abritent les rendez-vous des jeunes amoureux·ses.
Mais à partir de 1947, la Nakba (la « catastrophe ») interrompt le cours normal de la vie : l’armée israélienne bombarde le village et commet envers les Palestinien·nes des crimes atroces et sadiques. Les survivant·es n’ont d’autre choix que de fuir au sud et repartir de zéro dans les camps de réfugié·es, « au cœur même du déracinement et de l’errance3 ».
Toutes les citations sur Instagram
Mon avis
Le bleu entre le ciel et la mer, écrit par la romancière américano-palestinienne Susan Abulhawa, montre la puissance évocatrice éminemment politique de la littérature, celle que je défends depuis 2012.
Dans un enchevêtrement générationnel dominé par des femmes fortes et courageuses, Susan Abulhawa parcourt un demi-siècle d’histoire palestinienne sous colonisation israélienne : la Nakba qui a forcé 700 000 personnes à l’exil ; la guerre des Six-Jours en 1967 qui a provoqué un second exil ; les intifadas et leurs martyrs « fauchés prématurément pour une consécration ridicule4 »…
Face au fascisme, à la colonisation et au sionisme, Susan Abulhawa offre une galerie de personnages intimes et dignes, qui redonnent de la chair et des émotions à des drames froidement énoncés sur une fiche Wikipédia. Ils évoquent la souffrance, la solitude de l’exil, la maltraitance et l’abandon, la spiritualité et la foi. Oum et le djinn Souleyman, Nazmiyé la matriarche impertinente, Nour l’égarée, Mariam l’éternelle, Mamdouh l’exilé, Khaled le messager, tous ces personnages donnent à voir un peuple constamment déshumanisé et animalisé par l’état d’Israël et les médias français d’extrême droite.
La plume poétique et pudique de Susan Abulhawa insuffle en nous une profonde empathie. Comme le dit Tzvetan Todorov, la littérature a pour fonction de nous ouvrir à l’humanité des autres et « permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain5 ». Restons humain·es.
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Littérature
Mélinée Le Priol et Chloé Rouveyrolles Les Palestiniens
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Essais
Khalil Tafakji (avec la collaboration de Stéphanie Maupas) 31° Nord 35 ° Est
Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze
Stéphane Dufoix Décolonial
Chris Harman Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
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Le bleu entre le ciel et la mer
(The Blue Between Sky and Water)
Susan Abulhawa
(traduit de l’anglais par Nordine Haddad)
Éditions Denoël
2016
432 pages
22,50 euros
1. Page 51. -2. Page 96. -3. Page 74. -4. Page 249. -5. Page 16 de La Littérature en péril de Tzvetan Todorov.
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